A Clément

Dans les Feuillets Carniérois, on a déjà beaucoup parlé des enfants :

– Quelques jeux d’enfant « sans jouets » sous l’occupation allemande en 1914-1918 (n° 64-66-67)

– Quand nous apprenions à écrire (n° 94)

– Les loisirs à Cronfestu, vers 1920 (n° 95-96-97-98)

– Au début du 20° siècle, les enfants étaient-ils plus heureux ? (n° 105-106)

On a donc surtout étudié les jeux ou loisirs des enfants et même l’école.

Mais il y a encore tant de choses à écrire…

J’ai eu le privilège de lire un remarquable ouvrage, consacré à l’enfance : « Entre vêpres et maraude » L’enfance en Ardenne de 1850 à 1950, édité par le Musée en Piconrue en 2008 et j’y ai trouvé des textes à la fois émouvants et réalistes et de plus, très bien écrits. Je ne peux résister au désir de vous en livrer des extraits.

Au pays changeant des mille et une enfances. Les perceptions de l’enfance à travers les siècles. Jean PIROTTE

« L’histoire de l’enfance n’est pas ce long fleuve tranquille et sans remous coulant de source pendant une douzaine d’années, depuis une naissance choyée jusqu’à l’entrée dans la zone des turbulences adolescentes. L’enfance n’est pas non plus ce monde enchanté, ce gentil pays des merveilles où tout se résout dans l’harmonie.

Tout n’est pas aussi simple. L’enfance n’a pas toujours été cet âge d’or auquel nous ont habitués la littérature romantique et les romans bourgeois tout autant que notre société d abondance.

Dans ce domaine des perceptions de l’enfance au cours des temps, les mutations ont été profondes depuis les deux derniers siècles et même les cinquante dernières années. A partir des intuitions de quelques pionniers, Philippe Ariès notamment, les travaux des historiens se sont multipliés ces dernières décennies. L’intérêt historien pour l’enfance traverse aussi de nombreuses études sur l’éducation ou sur la vie privée.

La question des changements de perception de l’enfance ne peut être élu-dée, si l’on ne veut pas en rester à un éloge ému d’un « bon vieux temps » sympathique et pittoresque.

Il faut dépasser l’impression d’un autrefois mythique, gentil, simple et figé, où rien ne semblait bouger.

Lorsque l’enfant paraît

L’enfance comblée de nos sociétés d’abondance risque de nous faire oublier que cet âge de la vie n’a pas toujours suscité le même attendrissement et que, de nos jours encore, tous les enfants ne bénéficient pas de la même attention.

Au 19ª siècle, les courants romantiques ont mis l’enfant au centre de la vie affective du cercle familial. « Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille applaudit à grands cris. Son doux regard qui brille fait briller tous les yeux » écrivait Victor Hugo en 1831, illustrant ainsi le rôle émotionnel que le petit enfant allait jouer dans la famille restreinte. Il ajoutait : « Il est si beau, l’enfant, avec son doux sourire, sa douce bonne foi, sa voix qui veut tout dire, ses pleurs vite apaisés ».

Nous sommes à mille lieues du tableau impitoyable qu’en peignait Jean de la Bruyère dans la seconde moitié du 17 siècle description sans appel, sèche et affilée comme un couperet. Pertinent à bien des égards, comme peut l’être une caricature, ce portrait passe pourtant à côté de bien des choses : « Les enfants sont hautains, dédaigneux, colères, envieux, curieux, intéressés, paresseux, volages, timides, intempérants, menteurs, dissimulés; ils rient et pleurent facilement; ils ont des joies immodérées et des afflictions amères sur de très petits sujets; ils ne veulent point souffrir de mal, et aiment à en faire : ils sont déjà des hommes. »

Entre ces deux auteurs, entre la lucidité féroce du moraliste du 17e siècle et l’émotion attendrissante du poète du 19°, était passé Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), le philosophe du siècle des Lumières, mais aussi le pédagogue et le précurseur du romantisme, qui avait provoqué un vrai renversement dans les conceptions pédagogiques et donné à l’enfant une place centrale. Son grand livre, Emile ou De l’éducation, paru en 1762, renouvelle les perspectives dans toute l’Europe. L’enfant cesse d’être un adulte de taille réduite, il est un être dont les besoins, l’entendement et les réactions varient avec l’âge et qui ne peut s’épanouir pleinement que dans un climat d’attention et de liberté. Il faut cesser de rechercher l’homme dans l’enfant, mais s’attacher plutôt à comprendre ce qu’il est avant d’être un homme ».

On a pu lire dans le Feuillet Carniérois n° 144 de novembre 2008, qu’il y a au cours des siècles, une évolution dans la perception de l’enfance à travers les siècles.
Mais on verra aussi que l’enfance a changé avec le temps !
Au Moyen Age et pendant les Temps Modernes, la venue d’un enfant est perçue différemment selon la classe ou la société.

Les nobles se transmettaient leur nom et leurs terres, selon des règles fixes : le nom et la seigneurie reviennent au mâle premier-né; le deuxième fils hérite du nom et des biens de la mère; les autres se partagent d’autres biens, si c’est pos-sible, ou se tournent vers la vie religieuse ou vers le métier des armes. Les filles dotées, sont destinées à de brillantes alliances apportant confort, richesse et patronyme notoire; certaines filles rentrent au couvent.

Le même schéma se retrouve dans « une société traditionnelle à dominance agraire soumise à une mortalité infantile impressionnante » (1).
Dans les milieux aisés ou favorisés qui avaient un patrimoine à transmettre, les enfants mâles avaient aussi le rôle de recueillir l’héritage familial afin de le transmettre aux générations suivantes; on attendait des filles, avec dot, qu’elles fassent des mariages fructueux, des alliances avantageuses.

Les aînés étaient encore une fois les héritiers privilégiés alors que les enfants en surnombre devaient se tourner vers d’autres destinées : les filles sans dot allaient au couvent, les garçons peu fortunés choisissaient la carrière militaire ou ecclésiastique ou bien encore, allaient chercher la fortune aux Indes ou aux Amériques. Certains bien évidemment, s’en « sortaient » par l’ingéniosité ou la marginalité.
En 1697, dans ses célèbres Contes de ma mère l’Oye, l’écrivain Charles Perrault tire ainsi la morale de son « Conte du Chat Botté », mettant en scène les tribulations d’un jeune sans héritage :
« Aux jeunes gens pour l’ordinaire
L’industrie et le savoir-faire
Valent mieux que des biens acquis. » (2)

On a invoqué plus haut la mortalité infantile impressionnante des temps anciens.
Il faut y ajouter les épidémies, le manque d’hygiène et de soins appropriés, la malnutrition et les nombreux décès de femmes en couches.
On en a déduit que les parents étaient assez indifférents vis-à-vis de leur progéniture. Ce n’est pas vrai mais la sagesse était alors de se garder d’attaches sentimentales excessives qui pouvaient trop « marquer » les parents.

Dans les milieux défavorisés, la naissance des enfants était perçue différemment : une bouche de plus à nourrir accroissait la gêne d’un ménage. « Qu’on se rappelle la tragique décision des parents du Petit Poucet des contes de Perrault (1697), contraints par l’indigence à abandonner leurs nombreux enfants dans la forêt; remarquons encore que c’est le plus jeune, le Petit Poucet, qui fait montre de la plus belle ingéniosité… réflexe de cadet débrouillard.
Les géniteurs étaient parfois contraints par la misère à donner un petit coup de pouce « accidentel » à la mortalité naturelle. Les récits de parents ayant retrouvé mort dans leur lit leur nourrisson, soi-disant étouffé par eux par mégarde durant leur sommeil, laissent à penser que l’infanticide comptait aussi dans la misérable panoplie des moyens de contraception de ces époques pas si anciennes. Dans son Livre de la femme de ménage, Marie Du Caju donnait encore ce conseil dans les années 1920: « Jamais on ne le prendra à côté de soi dans son lit : des enfants ont été asphyxiés ainsi sous les couvertures, pendant que la mère dormait à côte d’eux » (3).

Mais dans le milieu des « prolétaires», c’est-à-dire des ouvriers dépourvus de la propriété des moyens de production, l’enfant pouvait être perçu positivement pour son potentiel de travail futur : il aide aux travaux des champs ou ramène à la maison un revenu complémentaire par un emploi extérieur.

Pour les propriétaires de fermes, l’enfant était aussi celui qui reprendrait un jour l’exploitation et s’occuperait de ses parents vieillissants. D’ailleurs les enfants en surnombre ou de constitution plus fragile étaient souvent envoyés chercher du travail dans la ville la plus proche.

Jusqu’ici, on a donc considéré l’enfant comme étant un élément des stratégies familiales et patrimoniales. Il préservait le nom et la propriété.

Après avoir étudié et lu comment on percevait l’enfant au travers des siècles, jusqu’au 18° siècle, on constate que l’enfant passe du statut d’ « enfant qui a un rôle » à celui d’ « enfant individualisé ».
L’enfant est considéré pour lui-même; l’éducation scolaire devient de plus en plus fréquente, même si elle est encore empreinte de rigorisme, jusqu’au milieu du 20e siècle, dans une société encore marquée par la rareté des biens mais par contre, l’autorité parentale est en baisse.
– Depuis l’époque des Lumières (18° siècle), la domination patriarcale s’est effritée ;
– On va de plus en plus, au cours du 19 siècle, vers une émancipation de la jeunesse.
– On se prépare à une société d’abondance et de consommation, à une « civilisation de loisirs » typique de l’entre-deux-guerres mais surtout de l’après 1950.

La société évolue et cela surtout depuis 100 ans: grâce aux progrès de la démocratie, à une mixité sociale en croissance, aux progrès de la médecine, de l’hygiène et de l’alimentation, à la hausse du niveau de vie.
En fait, il faut envisager 4 aspects fondamentaux de ces transformations qui ont à coup sûr, influencé le statut de l’enfant :
– la hausse du niveau de vie
– le processus démographique
– la généralisation de l’instruction primaire
– l’émancipation des femmes.

La hausse du niveau de vie

Au milieu du 19° siècle, on assiste à la « révolution industrielle » qui va entre autres permettre l’accroissement d’une classe moyenne au détriment de la haute bourgeoisie.
Dans les campagnes toutefois, on en reste encore à vivre « comme avant ». Globalement donc, on passe d’une société de rareté des biens à une société d’abondance liée à la hausse de la productivité.
A la fin de la Première Guerre Mondiale, le style de vie change et on va de plus en plus vers une civilisation des loisirs : l’instauration des congés payés en 1936 en est un facteur significatif.
On va travailler de moins en moins pour avoir de plus en plus de temps libre : l’enfant pourra s’intégrer dans ce temps ainsi libéré.

Après la Deuxième Guerre Mondiale, le progrès est continu, illimité et lié à une recherche de confort matérialiste bien sûr. On court après le « plaisir» et on favorise l’individualisme. Les sports sont pratiqués dans tous les milieux car ils correspondent bien à la recherche d’un bien-être devenu indispensable.
On assiste à l’apparition de l’enfant gâté par l’abondance des biens mais qui hélas, devient la cible des producteurs de biens de consommation.

Le processus démographique

Malgré tous les progrès, la natalité est en baisse au début du 20 siècle. On connaît un « baby boom » entre 1945 et 1965, après les années de guerre. Depuis, le taux de natalité est à nouveau en baisse.
On vit plus longtemps grâce aux progrès de la médecine et de l’hygiène. Les conséquences sociales du processus démographique qui accuse une nette . baisse de la natalité sont diverses.
Les familles sont moins nombreuses et on peut donc mieux choyer les enfants. Mais en contrepartie, la famille nombreuse avait des avantages : les aînés s’occupaient des plus jeunes qui soit, se morfondaient de leur situation de cadets, soit montraient une grande ingéniosité en général. De plus, bien souvent, la mère qui ne travaillait pas en dehors était disponible pour entretenir au foyer des grands parents vieillissants dont la présence était souvent bénéfique aux enfants.

La généralisation de l’instruction primaire

Une loi du 19 mai 1914 impose en Belgique l’instruction obligatoire pour tous les enfants de six à quatorze ans. Le premier avantage de cette loi a été une baisse sensible de l’analphabétisme.
L’enseignement primaire est basé au départ, sur l’acquisition des mécanismes fondamentaux de lecture, d’écriture et de calcul.
Début 20° siècle, l’école était fortement centrée sur l’émulation alternant les récompenses et les punitions voire les châtiments corporels.
A partir de la 2° moitié du 20° siècle, cette émulation sera abandonnée au profit des moins doués ou de ceux qui présentaient une particularité intellectuelle comme les gauchers et les dyslexiques tout comme les caractériels ou les enfants moins motivés.
L’enfant éduqué et doué devient un investissement rentable qui sera aux yeux de ses parents un espoir de promotion sociale.
Avec l’obligation scolaire jusqu’à quatorze ans, on voit évidemment l’abolition du travail des enfants, une plus grande mixité sociale et une plus grande utilisation de la langue française au détriment du wallon.
Les petites écoles disparaissent, laissant la place à de grands établissements mieux pourvus des différentes innovations mais aussi plus impersonnels.

L’évolution des familles

On a vu plus haut le passage de la famille nombreuse à la famille restreinte.

Mais dans l’évolution des familles il faut aussi prendre en compte l’émancipation des femmes et comme corollaire, le statut des “nouveaux pères”.

Il y a de plus en plus, la remise en question de l’autorité parentale.

L’instabilité des couples s’installe aussi, suite à la libération des mœurs, une vie privée moins stricte, le stress, le désir d’autonomie et de recherche d’un épanouissement personnel.

Dans les familles recomposées, l’enfant devient un enjeu affectif ou pire, un gêneur. Bref, il accuse malheureusement bien souvent un déficit d’affection

L’enfant qui n’était au départ qu’un « accident » ou l’objet de l’amour, devient depuis deux cents ans, un objet d’études et de soins.

Un objet d’études

La pédagogie moderne s’appuie volontiers sur les intuitions de Jean-Jacques Rousseau, décrites dans son ouvrage Émile ou De l’éducation (1762).

Rousseau est à l’origine d’une véritable révolution de la pédagogie: l’enfant doit être au centre des préoccupations pédagogiques et il faut respecter la nature de chaque enfant.

La société ne doit pas corrompre l’enfant et celui-ci doit spontanément rechercher sa personnalité et découvrir le monde par lui-même, naturellement. Le mot « naturel » est important pour Jean-Jacques Rousseau et est indubitablement lié à l’enfant.

Ce concept est évidemment tout à l’inverse des anciennes conceptions de la pédagogie qui enfermait l’enfant et sa personnalité dans des carcans.

Les idées de J.J.Rousseau seront diffusées dans toute l’Europe entre autres par le philosophe Emmanuel Kant (1724-1804), par le pédagogue allemand Johann Bernhard Basedau (Basedow, 1723-1790) et par le Suisse Johann Heinrich Pestalozzi (1746-1827). Dans son roman Lienhard und Gertrud, (paru entre 1781 et 1787), Pestalozzi laisse apparaître ses idées sur l’enseignement : il s’intéresse à l’éducation des enfants pauvres et au travail manuel. Il prône le respect de la nature d’un enfant qui par lui-même, va observer et expérimenter tout ce qui l’entoure.

Un de ses disciples est l’Allemand Friedrich Fröbel (1782-1852) bien connu pour avoir créé le premier jardin d’enfants :

En France, Alfred Binet (1857-1911) s’occupe de psychologie expérimentale et met au point avec Théodore Simon, le test Binet-Simon, c’est-à-dire le QI, une échelle métrique pour mesurer le développement de l’intelligence chez les jeunes enfants.

En fait, le monde de l’éducation s’imprègne des idées novatrices dans des laboratoires et l’école ne cesse de se rénover d’après les réformes.

Un objet de soins spécifiques

Au 20° siècle, la médecine en général, fait de grands progrès et la pédiatrie

La pédopsychiatrie soigne les enfants en détresse morale, la pédiatrie soigne leur corps.

Dans les familles, on prend enfin conscience de la nécessité de bien soigner les enfants et à l’école, on crée la médecine scolaire.

On voit d’ailleurs un net progrès au niveau de la mortalité infantile qui était de 200 pour mille en 1900 et de 20 pour mille en 1975 !

L’objet de l’attention des pouvoirs publics

Depuis le 19e siècle, différents législateurs se sont tournés vers l’éducation et la protection des jeunes générations.

La société a progressivement pris en charge les populations enfantines en situations diverses : au travail, à l’école (guerres scolaires de 1879-1884 et 1954-1958), en orphelinat etc…

Citons par exemple, l’interdiction émise par la loi du 13 décembre 1889, empêchant d’employer au travail des enfants âgés de moins de 12 ans et la loi organique du 19 mai 1914 sur l’instruction obligatoire pour tous les enfants de 6 à 14 ans.

Au point de vue international, les Droits de l’Enfant sont reconnus par la Déclaration de Genève en 1924.

Entre 1946 et 1950, l’UNICEF a été créée dans le but d’améliorer les conditions de vie de l’enfance dans le monde.

Le 20 novembre 1959, l’ONU proclame sa Déclaration des Droits de l’Enfant en 10 principes.

C’est le 20 novembre 1989 que cette Déclaration devient internationale et qu’elle est ratifiée par 192 pays. Cela n’empêche pas le recrutement d’enfants-soldats dans de nombreuses guérillas du monde ou des milliers d’enfants de mourir de malnutrition en Afrique par exemple.

La pédophilie est plus que jamais encouragée par les sites spécialisés sur le Net. En Belgique, les affaires de pédophilie des années 1990 ont provoqué des mobilisations sans précédent autour du thème de la protection de l’enfance débouchant entre autres, sur la création de l’association « Child Focus » pour aider à retrouver les enfants disparus.

Je terminerai en rappelant que je me suis uniquement concentrée sur la « perception » de l’enfance qui, on l’a vu, a beaucoup changé avec le temps.

Il reste bien d’autres domaines à explorer, bien d’autres aspects de l’enfance à étudier…

A.M.Marré-Muls


(1) Entre vêpres et maraude. L’enfance en Ardenne de 1850 à 1950, Bastogne, 2008, p.10.
(2) Ibidem.
(3) Idem, p. 11.

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