Les numéros 49,50 et 51 des Feuillets Carniérois étaient consacrés à Alexandre-Louis Martin et je pense qu’il n’est pas superflu de réitérer cette démarche. Depuis le ler juillet 2009, une nouvelle employée, Karin Delcourt a repris les rennes du Musée Alexandre-Louis Martin. Psychothérapeute, formée à la sexualité humaine, elle est désireuse d’accompagner le visiteur dans une lecture plus analytique et plus critique de l’oeuvre pictural d’Alexandre-Louis Martin et pour ce faire, elle commence par étudier la biographie du peintre. A.M.M.M.

Alexandre-Louis Martin (né le 2 mai 1887 à Carnières) est le deuxième d’une fratrie de dix enfants mais l’aîné des fils. Issu d’une famille ouvrière, pauvre et désoeu-vrée, il devra très rapidement s’acclimater à la rudesse de la vie.
Chez les Martin c’est la débrouille. Le père descend à la mine tôt le matin pour en remonter tard le soir… Quant à la mère, elle tente de nourrir sa tribu avec ses propres ressources, notamment son corps (1). De plus, elle tient une cantine fréquentée par les ouvriers du coin (2).

Le jeune Martin adore ce père qu’il admire pour son courage et sa loyauté. Je constate en effet que tout ce qui se rapporte à cet être d’exception (aux yeux du fils) devient le sujet de ses premières peintures. Son père est son modèle; il représente l’humilité, l’authenticité et l’âme humaine (3).
Sa mère par contre, il n’en a que faire. Il la déteste pour ce qu’elle est et pour ce poison de la jalousie et du dégoût qu’elle lui inocule dès son plus jeune âge. Une femme froide, sans coeur et autoritaire qui se voue à la débauche plutôt qu’à l’amour maternel.
Je peux affirmer que Martin souffrira d’une carence affective sublimée par son art. Martin est le premier garçon de la famille et, à ce titre, il bénéficie du privilège de l’aîné, du second « petit » homme de la maison. Il n’empêche qu’il demeure « un enfant du milieu », place qui présuppose une difficulté de stabilité dans la vie en général. Ce qui explique, certainement, la quête « obstinée» d’un « autre monde» et l’envie perpétuelle de nouvelles expériences.

Selon mes recherches, ses premières « oeuvres » remontent vers l’âge de six, sept ans, entre autres sur des boîtes de cigare que fume son père.
En agissant de la sorte, il se sert du support paternel pour immortaliser ses « oeu-vres ». Ce modèle paternel, nous le retrouverons plus tard chez Martin puisqu’à son tour, il adoptera la même pratique et ne fumera que le cigare exclusivement. Il faut savoir que le « processus d’élaboration du MOI » est bouleversé chez Martin car vers l’âge de 4 ans, intervient le « complexe d’Oedipe ». Cet événement d’ordre capital pour le jeune enfant a été décrit par Freud. Ainsi, le petit garçon est amoureux de sa mère et par jalousie, déteste son père, encombrant concurrent. L’acceptation du parent de même sexe – ici, le père – se résout par non transgression de l’interdit de l’inceste et par le principe de castration symbolique. Donc, normale-ment, le jeune A.-L. Martin aurait dû s’éprendre d’un amour passionnel pour sa mère et le père devait rétablir les « règles » et ainsi offrir la possibilité à chaque membre de reprendre sa place au sein du couple et de la famille
Mais A.-L. ne peut accepter que cette mère « objet du désir » le trahisse et malmène son amour viscéral et que ce père soit si souvent absent. L’ « objet de rivalité » devait avoir le rôle de lui permettre d’exister en tant qu’enfant et non en tant que substitut paternel.

Cet Oedipe mal résolu, expliquera notamment le choix de son épouse de dix ans son aînée. Elle fut la réparation oedipienne de son mari (nous y reviendrons par la suite).
Tel un enfant de la rue, A.-L. peint sur tout ce qu’il trouve : ardoises, sol, carrelages, parquets… mais très vite il troque ses « oeuvres » pour du petit matériel. Il a un besoin de peindre.

Son art lui permet de s’exprimer, de vaincre sa timidité maladive qui autrement, l’aurait enfermé comme dans une prison. Il faut dire que les premières années, celles qui vont de la naissance au sevrage et qui correspondent au stade oral si important, n’ont assurément pas permis à A.-L. d’acquérir un climat « sécure ».
Ses pinceaux, crayons et autres matériaux deviennent des mots… Son oeuvre se fait langage et parle de tout ce et ceux qu’il immortalise. Il vit comme il est et inversement il est ce qu’il vit.

Après l’Oedipe vient la phase dite de « latence». Cette période pourrait être comparée à une phase d’observation (de tout et de rien). Tout en grandissant, l’enfant regarde, épie, examine, analyse, étudie; sonde, apprend ce que la vie, la famille, la société lui concèdent… comme avantages ou désavantages. Ces considérations lui offriront un choix de vie et une manière d’être. En attendant, les matières qui sont siennes ne sont encore que celles d’un débutant qui végète dans l’adaptation du moment…

Ses premières toiles proprement dites, remontent tout au début de son adolescence où il s’essaie aux paysages. Mais ceux-ci sont sans mouvement, inertes, immobiles, neutres d’affect… ce qui est en contradiction avec la difficulté de cet âge et les tourments de la montée hormonale. On devrait retrouver des tracés vifs, colériques, réjouis, voire bouillonnants… Mais rien (ou très peu).
A l’analyse des tableaux, je pourrais émettre l’hypothèse que Martin traverse cette période sans trop de révolte. On pourrait le dire résigné. Son dessin est le livre ouvert de son vécu; il demeure calme, sans colère ni éclats. La construction de sa vie personnelle, on l’attend; même si parfois, on pressent qu’elle est en gestation. Quant à l’identification à ses pairs, il n’en n’est pas question. Il se sent si différent d’eux qu’il ne peut se projeter en aucun.

Il faudra attendre son entrée à l’Académie de Mons pour entrevoir une potentielle « identification à l’autre ». Cette période d’apprentissage est destructrice et constructive mais nécessaire. Elle permet de se forger, progressivement, souvent dans la dou-leur, une personnalité et une sexualité.
Apparemment, le jeune Martin aura besoin de plus de temps que prévu pour se comprendre et tenter de s’approprier en JE. Même les quelques personnages représentés dans ses peintures sont neutres en émotions et en éléments distinctifs. Les traits sont lisses et le peu de variation qu’on peut y voir permet de dire que le peintre est toujours en proie au côté puéril et craintif de son être.

Le temps aura raison de la quiétude de Martin. Il faudra attendre quelques années encore, pour qu’-« enfin »- l’artiste se révolte et fasse de son art le miroir de « la profondeur humaine ».

A l’«adolescence» va apparaître une insatisfaction profonde qui va le mener à la rebellion et ce, suite aux désirs parentaux de le voir travailler et ainsi récolter quelques deniers qui contribueraient à l’amélioration du quotidien de cette grande famille. Martin, âgé de 17 ans, ne veut pas rentrer dans le rang et n’en à que faire de son entourage. Il refuse de se plier au système et il fugue. Seconde fuite; la première, on l’a compris, ayant été son apprentissage de la peinture.
Malheureusement il n’est pas majeur et sa mère le ramène au bercail. Mais Martin n’a pas dit son dernier mot et s’enracine dans l’obsession de ne pas vouloir s’aligner sur la doctrine familiale. Néanmoins, il participera à sa façon aux rentrées pécuniaires en procurant à sa mère des tableaux qu’elle vendra au bénéfice de la maisonnée.
Sa matière sera alors le crayon, le noir sur blanc, pas de couleur et peu d’expression dans le style et dans le trait. Il dessine ce qu’il voit et reproduit à la perfection ses modèles. On peut dire de lui qu’il fut un excellent portraitiste et qu’il a déjà l’oeil qui décode le réel.
Il emploiera quelques couleurs pour certaines toiles mais c’est surtout dans celles à offrir aux êtres particuliers qu’il affectionne plus particulièrement. Il donne des tableaux lors de festivités, des tombolas par exemple, ce qui traduit une profonde générosité et une grande compassion.
Donc les couleurs sont réservées aux cadeaux qu’Alex-Louis Martin décide de faire. Et cela a toute son importance, car voici désormais que les matières sont employées en fonction du niveau de l’affect et du ressenti du peintre.

Arrivé à l’âge de la majorité, il ne tient plus en place et part pour Paris. C’est une période difficile pour Martin car il va peindre pour survivre (au point de vue pécuniaire cette fois) et non par conviction. Les personnages sont « figés » et son art demeure « studieux ».
Il n’en reste pas moins que le résultat est tout aussi fantastique mais le coeur n’y est pas. Son art suit les règles du conventionnel acquises lors de ses études. Les matières de « ces productions alimentaires et élémentaires » seront celles attendues par les clients.
Durant cette période parisienne, il fait la connaissance de Joséphine LAM-BRECHTS qui deviendra son épouse mais il perd sa soeur Louise Marie (en 1911), la seule avec qui il avait des affinités. Il agissait avec elle « tel un petit père » et inversément; lors du décès de celle-ci j’imagine qu’il fut, certainement, libéré de son rôle et de son poids, ce qui lui a ouvert la porte à la liberté d’être. Car il parvient à acquérir de l’assurance et initie son processus de « re-narcissisation ». Cette phase de reconstruction personnelle débute vers 1912 et est mise en exergue grâce aux autoportraits.

Le premier tableau de la série des autoportraits que le musée possède est exceptionnel tant la magie de la peinture est empreinte de sens. Son portrait est, intentionnellement, divisé en deux parties distinctes, par des effets de luminosité. Les yeux les plus avertis y verront une double lecture : celle de la collusion du conscient et de l’inconscient.

Un œil profane ne pourrait imaginer la subjectivité et le message que l’artiste offre en narration. Le côté clair indique un inconscient fantasmatique, « illuminé» en retrait mais bien présent; le côté obscur, c’est le conscient, la raison qui détermine l’action. Les bras croisés à hauteur du torse prouvent son besoin d’intimité et son enfermement.

Ce paradoxe, cette ambiguïté témoignent du « combat psychique interne » qui se joue chez Martin lorsque la « seconde adolescence » va titiller son ego.

Quelques mots à propos de son épouse :

Elle est et représente, aux yeux de Martin, le contraire de ce que sa mère a pu être ou de ce qu’il a cru qu’elle était. Elle est, aussi, la remplaçante affective de sa sœur, Louise-Marie…

Joséphine se fait admirer par sa distinction. Plus âgée que Martin, elle lui offre le climat « sécure » dont il n’a pas pu bénéficier dans sa prime enfance et lui octroie le droit à sa réorganisation profonde interne. Elle lui transmet sa prestance, sa maîtrise et son assurance malgré une infirmité physique (elle avait un pied bot). Elle symbolise le « parent idéal »… Grâce à cette femme, il parviendra à réparer en partie son histoire et ses blessures internes et ainsi se libérera progressivement de l’Œdipe mal résolu.

Désormais, Alex-Louis s’affranchit et sa peinture commence à se distinguer par la précision du tracé. Je pourrais employer cette image: il apprend une nouvelle langue et se révèle un élève très doué.

Il recherchera parmi ses modèles des êtres qui peuvent vivre à travers son art. Ses œuvres deviennent des symboles qui traduisent son univers personnel et le monde. Elles sont les archétypes des épreuves rencontrées durant cette période. Elles sont synonymes de SENS…

Ainsi, lors de la guerre 14-18, A.-L. Martin peint « Le guerrier émasculé », œuvre rare, qui par son symbolisme signifie la défaite de l’Allemagne. Le militaire apparait sans son sexe et ainsi dépouillé de sa fierté et de sa virilité, ce qui illustre la déchéance totale de l’être humain, réduit en « sous-homme », mais aussi de tout un peuple, l’Allemagne.

A.-L. peut maintenant s’établir dans le registre de l’âme humaine tellement sa peinture fait preuve de SENS, de VIE et de psychologie. Y contribue l’apparition du fusain, lequel accentue les traits et offre un nouveau panel d’expressions et d’affects.

Au regard et au miroir de son épouse, il se fait HOMME et le côté primitif du mâle reprend et prend une place oubliée ou lésée jusqu’alors.

D’après mes recherches, c’est vers cette époque qu’il commence à peindre des nus, plus vrais que nature d’ailleurs.

C’est aussi, durant cette période de réinvestissement phallique qu’apparaît Madame FONTAINE. On la dit et elle s’affirme en tant que « dame de compagnie» du couple, mais surtout de Monsieur… Elle fut très présente aux côtés du peintre et souvent immortalisée par le peintre lui-même. Elle fut sa muse…

Suite à l’inventaire des tableaux de Martin, je peux vous dire qu’aux yeux de Martin, Madame Fontaine était son modèle de perfection. La seule et unique toile qui possède 4 côtés égaux (au millimètre près) est la « Dame à la fenêtre ». Il s’agit, comme vous l’aurez deviné, de Madame Fontaine. Cette « brave » dame devient la collaboratrice du peintre et l’accompagne durant tous ses déplacements. Ils voyagent beaucoup, tandis que son épouse infirme les attend « patiemment» à la demeure. Martin reste à l’affût de nouvelles expériences de vie… C’est escorté de sa maîtresse qu’il choisira de les vivre.

Obligé par décret de quitter Paris et la France, dès la déclaration de la Première Guerre Mondiale, le trio se voit contraint de rentrer en Belgique. Après un bref passage à Carnières, il s’établit à Couillet, ville natale de l’épouse de Martin.

Cette installation « couilletoise » ne serait-elle pas pour Martin qu’une façon de s’affranchir d’une part de responsabilité? Celle des dommages moraux qu’il a infligés à sa femme notamment. D’autant que ce retour à Couillet permet à Madame Martin de retrouver ses racines et un paysage connu dans lequel elle se sent en sécurité et qui l’apaise un peu. curées par l’acheteur.

Durant la guerre, Martin peint sur commande; les fournitures lui étaient procurées par l’acheteur.

En 1922, toujours avide de nouveautés, il entreprend, toujours en compagnie de Madame Fontaine, une longue escapade en Italie. Durant ce voyage, il apprend l’art « italien » et s’en inspire, ce qui ajoutera à sa peinture une note de douceur, de clarté, de couleur et de volupté.

La « Madone du Peuple » offre un bel ensemble des nouveaux acquis artistiques de Martin. Mais ce voile romantique ne sera que de courte durée, car il est rappelé au chevet de sa femme accidentée.

Selon les dires, Madame Martin aurait vécu deux traumatismes successifs :

– elle serait tombée du pont de la Sambre et fut ramenée à la berge par un passant;

– elle aurait trébuché d’un train en marche et c’est suite à ce traumatisme que Martin dut abréger son périple et programmer son retour.

Il est évident qu’en tant que psychothérapeute, je me dois d’apporter une lecture différente aux événements précités. J’ai pu lire que Madame Martin souffrait énormément de la situation d’infidélité de son mari, de la perte de son amour et donc, je crois qu’elle a souhaité, à deux reprises, (peut-être même plus?) mettre fin à ses jours.

Nous sommes en 1923, et Martin est âgé de 36 ans;

Le « couple » Martin-Lambrechts n’aura pas d’enfant. Plusieurs interprétations à ce fait :

– Madame Martin est plus âgée de 10 ans et donc, par la force des choses, son potentiel à enfanter va, au fil du temps, décroître;

– Madame Martin ayant été un substitut maternel pour son mari, elle a pu remplir son rôle et n’avait peut-être pas envie d’un second enfant à la maison;

– Monsieur Martin étant souvent en voyage, il ne fut pas matériellement possible d’entretenir des liens intimes;

– le mariage fut peut-être consommé au départ mais qu’en est-il par la suite? L’arrivée de Madame Fontaine fut, certainement, très perturbatrice au sein du couple;

– Dans la symbolique, on ne peut faire l’amour à son parent. Rien ne le dit, mais tout le sous-entend, la vie à trois requiert un certain sacrifice.

De retour à Couillet, Martin se replonge dans sa peinture et retrouve ses modèles : l’hymne à l’honneur, à la dévotion du travail, à la fraternité comme à la magnificence de l’être humain.

Trois nouvelles âmes et armes prolongent son œuvre et s’y associent étroitement: il va innover en traitant la pureté et ce, grâce aux enfants : ceux des autres. La recherche de noblesse qu’il traque au travers des êtres vierges lui permet cette autre compensation: celle de retrouver l’enfant qu’il fut, celle de combler le vide de celui qu’il n’aura pas. Réparation symbolique, certes mais toujours est-il que la naï-veté, la simplicité de toutes ces petites âmes le hantent et le submergent.

Il revit grâce aux petits modèles qu’il choisit en visitant les écoles de la région. Cette profondeur et ce second souffle de jeunesse l’amènent à l’aube de la quarantaine, âge du bilan de la vie, à peindre au couteau.

Une nouvelle dimension dès lors, vient accentuer son art. Les chairs frémissent, les accords vibrent… Cette technique offre une tonalité différente à sa peinture. Elle acquiert de la puissance et de la vigueur que l’artiste transmet avec une intensité telle qu’on ne peut que se sentir imprégné de cette richesse communiquée par la pâte et les tracés.

C’est aussi vers cette époque, qu’il décide de peindre « en grand format ».

Je peux donc, suite à ces bouleversements, affirmer que la quarantaine, chez Martin, fut une période de remise en question où son besoin de s’exprimer par la grandeur et la force ont fortifié son être.

Il donne un nouvel élan à sa peinture, celui d’un homme éloquent qui fait preuve de puissance et qui ne tait plus son côté pulsionnel enfoui jusqu’alors. Il se réalise en fonction des couches de peintures ou de la finesse du trait malgré le cou-teau, mais aussi, grâce aux supports de grandes envergures.

Tel un oiseau, il déploie ses ailes…

Nous pouvons observer le chemin intrinsèque suivi par l’artiste et ce, à travers le temps et la fonction subliminale de son art. Son parcours est à l’image même de son être le plus intime. L’œuvre ici, vibre des ressentis de l’artiste qui les dévoilent, les expriment. L’œuvre en porte la teinte.

Martin déploie cette maîtrise jusqu’en 1940 (approximativement), et ce, pour plusieurs raisons (à mon sens) :

– la première, et la plus importante me semble-t-il est la perte de son père (il décède des suites de son alcoolisme le 15 mars 1926). L’idéal paternel, vecteur de courage et d’humilité, avec ce départ fait perdre à Martin le ciment de son édifice. Avec la mort de cet être tant aimé, Martin se doit de remanier et de repenser ses repères.

C’est certainement la première fois qu’il est confronté au deuil d’une personne qu’il aime profondément. Il faut savoir, aussi que son père mourut juste après que Martin termine son portrait (les autres ne seront que des copies du tableau), ce qui a dû le mettre à l’épreuve et le questionner.

Je crois qu’il a vécu un deuil « pathologique » accompagné d’un profond désarroi interne (4).

La moitié de la famille par ailleurs fut décimée très jeune. Mais il n’en a que faire, excepté sa petite sœur Louise, la seule de la famille qu’il ait peinte (à plusieurs reprises), avec qui il partageait une passion: les chats (félins indépendants, calins, tendres, mais à la fois libres de toutes contraintes).

Un seul tableau de sa mère à l’âge où la mort rattrape le temps et permet le pardon. Une « vielle dame, lisant » telle est intitulée l’œuvre.

-La seconde raison est la deuxième guerre mondiale qui le renvoie au réalisme et à la cruauté de l’homme.

Ce dessein entrave son élan de surinvestissement libidinal. Il ne peut continuer son ascension du « bien être » tandis que ces frères de cœur sombrent dans le désarroi tragique de cette période.

Il voit son peuple périr et son âme reprend une dimension humaine un peu oubliée.

– La troisième: l’âge qui le rattrappe et qui le confronte, progressivement, à l’arrivée de la soixantaine.

Martin est désormais connu par son Art et reçoit beaucoup de distinctions honorifiques. Mais il n’en demeure pas moins simple et effacé n’acceptant pas d’être mis en avant.

Malgré sa petite taille « 1 mètre 65» c’est un grand homme, noble et riche (en bonté humaine)…

Martin peint sur ce qu’il trouve et parfois repeint sur la même toile.

Il vit de sa peinture et ses acheteurs sont, souvent, des gens fortunés qui, au détours d’un voyage ont la chance d’être en contact avec le peintre via ses mécènes qui assureront la survie de Martin. C’est aussi grâce à eux qu’il lui est possible de s’exprimer car il seront initiateurs de la création de la Ligue et du Musée.

Selon une source, qu’il ne m’est pas en mesure de vérifier (pour l’instant), il contribua à la victoire des alliés en peignant les drapeaux « Russes » inexistants alors dans nos petites communes.

Sa démarche est celle d’un patriote qui se veut accueillir l’ensemble des Alliés, les « sauveurs du peuple » malmené, écrasé, broyé par le Nazisme. C’est au fond la démarche d’un être grand et charitable.

Après la guerre, Martin acquiert une certaine aisance. Il peint beaucoup, mais n’innove plus dans ses supports. En conséquence d’avoir tant peiné pour l’obtention de ses matières premières, sans doute. L’homme désormais se repose et son art aussi…

Les matières de ses œuvres seront fonction de ses humeurs et des demandes de travaux. Mais elles lui serviront surtout à la création du patrimoine vieillesse du trio familial. Car Martin est un homme bon et clairvoyant qui se doit de mettre ses deux femmes à l’abri du besoin. Excepté la peinture il n’y a, en effet, que peu de rentrées au sein de la maison.

A l’âge de la pension, Martin tombe gravement malade et se voit contraint à l’hospitalisation, afin de vaincre le mal qui le ronge. Atteint d’un cancer à l’estomac, il subit une intervention et rentre ensuite au domicile de Couillet.

A peine sorti de l’hôpital; il se croit et se veut guéri. Il s’offre une nouvelle signature: Martin 2ème homme. Il adoucit le regard de ses modèles, et attendrit les nuances des couleurs utilisées.

Ses matières seront les mêmes, mais employées différemment. Grâce à ce remaniement des tons et des traits, il souhaite illustrer le passage obligatoire de la maladie. Une renaissance ou plutôt une résurrection comme le dit Martin.

Malheureusement sa nouvelle vie ne sera que de courte durée, car son mal s’amplifie. Les jours se suivent et se ressemblent pour Martin. La douleur est si forte qu’il peut à peine se maintenir debout. Toutefois son calvaire contre la maladie ne l’empêche pas de peindre.

C’est durant cette longue agonie qu’il produit plus de quarante sanguines. Il ne vit plus que pour peindre et ne peint plus que pour vivre.

Il ne dort plus, ne se nourrit plus et ne parvient plus à se tenir debout. Alors, il peint agenouillé, des miches de pain dans les paumes de mains pour les maintenir ouvertes, et ce, afin d’y glisser le crayon pour concrétiser la fin de son œuvre.

Il utilisera « des crayons sanguines » pour reproduire des peintures déjà existantes. Cette matière, un peu rougeâtre, s’apparente au sang, signe de souffrance, de révolte, de colère… et de fin.

On peut lire au travers des tracés la douleur et le désarroi.

Martin s’éteint le 30 avril 1954 à l’âge de 67 ans.

Une dernière petite anecdote: après la mort de Martin, Mesdames Martin et Fontaine, vécurent des jours heureux. Son épouse décéda d’un cancer (apparem-ment gastrique); quant à madame Fontaine elle tira sa révérence (naturellement âgée de 85 printemps) un 30 avril en 1968…

Karin Delcourt

(1) D’après une lettre adressée à A.-L. Martin.
(2) Lire SELVAIS P., Alexandre-Louis Martin, dans Feuillets Carniérois, n°49, 50 et
(3) Même si très tôt, il a sombré dans l’alcoolisme. Ibidem.

(4) On considère que le travail de deuil devient « pathologique » quand celui-ci n’a pas pu être accompli endéans les trois ans.



Accueil » ALEXANDRE-LOUIS MARTIN. UN POINT DE VUE DE PSYCHOLOGUE SUR L’HOMME ET LE PEINTRE.