Quelle soupe!

Ce jour-là, Victor et Lucienne Simon sont dans leur cuisine, rue du Polychêne, à Morlanwelz et Lucienne fait une soupe. Mais elle est exaspérée. Elle explose: «Je ne comprends pas comment on n’a pas encore inventé autre chose que ce maudit pilon» ». Et Victor: «Je ne comprends pas comment on n’a pas encore trouvé autre chose!».
Victor, d’un coup de crayon, trouve. Il trouve, en quelques traits “LA PASSOIRE D’ACTION RAPIDE POUR LEGUMES ET AUTRES COMESTIBLES.” Lucienne dira: « le Passe-Vite ». Elle a créé la marque et son antonomase. C’est une révolution du quotidien qui est en marche.

Et qui va passer par les Salons des Arts Ménagers.

Elle remplace le mouvement vertical par le mouvement rotatif, qui demande moins d’efforts. Cela fera le succès de la machine à laver sur le tapoir et du vélo sur la draisienne.

Pourtant, rien ne laisser entrevoir une aventure comme celle-là pour le petit Victor.

Mais il est temps de marquer un arrêt. Déjà: car se non è vero, è ben trovato, comme disent nos amis italiens…

Car s’il est vrai que le Passe-Vite remplace le mouvement vertical par le mouvement rotatif, que les Salons des Arts Ménagers furent les lieux de son succès commercial et s’il est vrai que Victor Simon eut une enfance à la Zola, le reste pourrait bien participer de la légende.

C’est il se dit aussi que le Passe-Vite serait une idée d’un certain… Antoine Bouly. Né à Carnières en 1879, il fut, jusqu’à 30 ans ouvrier à l’usine Baume-Marpent, à Morlanwelz, avant de s’installer à son compte comme plombier-zingueur, jusqu’à sa retraite. S’il avait l’esprit inventif, l’idée-même de l’exploitation de ses idées lui était assez étranger. C’est ainsi qu’il serait à l’origine du moulin à noix de muscade, de la boîte à battre les blancs d’oeuf en neige, du flacon qui accompagnerait le “briquet” de l’ouvrier, d’un système antirefouleur pour cheminée… Comme les autres plombiers-zingueurs de l’époque, il fabvriquait des cercueil et fut réquisitionné lors de la bataille de Collarmont de 1914 pour l’inhumation des cadavres qui jonchaient le champ de bataille.

Comme son épouse, née à Carnières en 1876 était modiste, ils tenaient ainsi boutique commune rue Duvivier, où la vitrine présentait ensemble, chapeaux et quincailleries diverses.

Mais tout cela nous éloigne du Passe-Vite: en réalité, sur l’idée d’Antoine Bouly, c’est Victor Simon, excellent dessinateur industriel, qui en a aurait fait l’esquisse d’abord, le dessin ensuite.

Victor Simon, une enfance à la Zola

Victor est né à Carnières la 22 mars 1888. Sa maison natale existe toujours au n° 56 de la rue Ferrer. Il était le dernier d’une famille de cinq enfants. Son père est ouvrier. Sa mère, Marie-Catherine Léonard meurt le 3 février 1894. Il a 6 ans et saura vite ce qu’est le travail des enfants. Mais il refuse son sort qui inspirerait Zola. Alors, il se débrouille pour fréquenter l’école primaire pendant deux ans, tout en essayant plusieurs métiers. Apprendre à lire, à écrire. Surtout. Et il va se montrer de plus en plus fûté. Jusqu’à cette invention géniale. Mais il faut passer du croquis au prototype.

Richard Denis, poêlier originaire de Couvin, dont la femme tenait un café sur la place de Carnières, voisin et ami de Victor Simon, fabrique, à sa demande, un premier exemplaire, d’après croquis. Madame se livre aux essais: elle fait bien la soupe et la purée. Essais concluants!

Brevet N° 348610, le 4 février 1928

Il est temps de déposer le brevet. C’est chose faite, sous le N° 348610, le 4 février 1928. Et puis, on expose l’engin à la foire de Bruxelles de 1928… Bien entendu, la publicité suivra.

Le slogan :

Passe-Vite est une passoire, mais toutes les passoires ne sont pas des Passe-Vite…”

slogan publicitaire du Passe-Vite

Une belle histoire, qui tourne court

On construit une usine, à Carnières. Avenue du Centenaire.

Le succès est tel que, rapidement, Passe-Vite crée le jouet: “Comme Maman”. On opposera aujourd’hui la reproduction des “clichés”, et le côté “genré” de cet accessoire à la “kitchenette” de Saint-Nicolas, oubliant de se resituer dans l’époque, qui voyait les garçons jouer avec le “Passe-Vite” des mères, et, actionnant la manivelle qui grinçait, se prenaient… pour le wattman d’un tram qui le conduisaient dans des lieux imaginaires.

Passe-Vite. Comme maman: le jouet.
Passe-Vite. Comme maman: le jouet.
Le camion Passe-vite coll. MHH
Le camion Passe-vite coll. MHH

Mais l’affaire va malheureusement sombrer dans un vilain détour judiciaire. Elle est racontée par Hervé Bizeul, dans son « Irremplaçable moulin à légumes ». Elle commence le 10 octobre 1938, quand des huissiers envahissent les quincailleries de Lyon pour saisir des Moulins à légumes fabriqués par la manufacture d’Emboutissage de Jean Mantelet et qui ressemblent au Passe-Vite.

Atelier Simon & Denis retrosccop.com art. Benoit Vanhees - Photo Francis Laurent
Atelier Simon & Denis retrosccop.com art. Benoit Vanhees – Photo Francis Laurent

En 1947, de jugement en appel, d’appel en cassation, la Cour de Dijon donne raison en faits à la société Moulin-Légumes, contre Passe-Vite: on admet la contrefaçon, mais en vertu d’une loi de 1844, l’invention, qui n’a pas été exploitée en France dans les trois ans du dépôt n’est plus protégée. Bonne pour Moulinex.
Mauvaise affaire pour Passe-Vite. La société, qui a employé plus d’une centaine d’ouvriers tombera en faillite en 1978. La production de mixeurs-plongeur électriques ou d’interrupteurs sonores ne pourra pas inverser le sens de l’histoire. Et les conséquences d’une justice assez inique.

Ainsi la mention frappée dans le fer, “Protégé en tous pays”, n’aura été qu’une vaine protection.

Au Pairois, un nouveau tracé a reçu le nom de la rue du Passe-Vite.

L’étonnante actualité du “passe-vite”

Aujourd’hui, cette manière de créer participe d’une étonnante modernité, dans une approche qui se partage entre philosophie et écologie. C’est ce qu’évoquait l’excellente émission de Mathier Vidard, sur France Inter, “la Tête au Carré”, dans un dossier: “bricolage et maintenance: le soin des choses“.

A cette occasion, il est longuement question du travail de la docteure en philosophie Fanny Lederlin «Eloge du bricolage, Souci des choses, soin des vivants et liberté d’agir » Ed PUF. Elle  prône le “bricolage” contre la “logique d’ingénieur” qui épuise les ressources, dérègle le climat et étend son emprise sur la pensée et l’action humaine. Et on conviendra que Victor Simon s’est placé, et pas seulement en raison de son parcours personnel, du côté du bricoleur, davantage que du côté de l’ingénieur.

“La praxis de bricoleur contre la praxis d’ingénieur, c’est une expérience menée « dedans » à l’intérieur d’un monde nature irrémédiablement défectueux et incurable, avec des possibles pour un monde meilleur et non le meilleur des mondes. Des objets, des choses, des trésors “dont la valeur, l’usage et la force tiendront pour partie au regard que nous poserons sur eux (c’est-à-dire à notre capacité d’interprétation), ainsi qu’à l’appropriation affectueuse, subjective et parfois subversive que nous saurons en faire”.

On ne s’y trompera pas et Victor Simon était de ce point de vue précurseur et ses brevets prémonitoires de nos préoccupations d’aujourd’hui. On y lit ainsi dans un brevet de perfectionnement du Passe-Vite que “cette partie recourbée peut être appliquée à l’hélice, afin d’être remplacée en cas d’usure” ou comment être délibérément contre l’obsolescence programmée… Et dans le brevet d’une autre de ses inventions servant à la découpe il insiste sur “une grande résistance mécanique et une simplicité appréciable tant au point de vue constructif que de son emploi”.

Mais l’actualité du Passe-Vite finalement et très concrètement, et parce que la vérité des vérités est en cuisine et au fond de la casserole, c’est encore et surtout que cet “accessoire de grand-mère”, c’est surtout qu’on n’a rien fait de mieux pour une soupe de poissons ou la légendaire purée de pommes de terre de Joël Robuchon…

Bernard Chateau,


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