
Horreur
Ce 2 février-là, c’était il y a cinquante ans, la Chandeleur tombait un dimanche, comme cette année. Et le petit village de Tourinnes-la-Grosse était dans la stupéfaction: peu avant 13 heures, un jeune homme, qui était au service des Beaucarne, jeune homme devenu fou, donnait 9 coups de couteau à Loulou, la femme de Julos. Elle laissait deux « djambots », Christophe et Boris, qui a tout juste deux ans. Christophe en a dix.
Submergé par une douleur qu’on ne saurait imaginer, dans la nuit, il rédige une lettre, qu’il envoie aux journaux.

Une lettre magnifique, qui fera la tour du monde, sera reprise par Claude Nougaro dans son album Femmes et Famines de 1975 et aussi par François Morel, après les attentats de Charlie Hebdo, le 9 janvier 2015.
Résilience, humanisme, amour et foi en l’Homme
On dit que c’est un exemple absolu de résilience.
Ce mot m’apparaît trop « conceptuel » pour bien dire l’humanisme, l’amour et la foi en l’Homme, en dehors des religions, qu’elle porte.

“Amis bien aimés,
Ma Loulou est partie pour le pays de l’envers du décor, un homme lui a donné neuf coups de poignard dans sa peau douce. C’est la société qui est malade, il nous faut la remettre d’aplomb et d’équerre, par l’amour et la persuasion.
C’est l’histoire de mon petit amour à moi arrêté sur le seuil de ses 33 ans. Ne perdons pas courage ni vous ni moi. Je vais continuer ma vie et mes voyages avec ce poids à porter en plus et nos deux chéris qui lui ressemblent.
Sans vous commander, je vous demande d’aimer plus que jamais ceux qui vous sont proches. Le monde est une triste boutique, les coeurs purs doivent se mettre ensemble pour l’embellir, il faut reboiser l’âme humaine. Je resterai sur le pont, je resterai un jardinier, je cultiverai mes plantes de langage. A travers mes dires, vous retrouverez ma bien aimée, il n’est de vrai que l’amitié et l’amour. Je suis maintenant très loin au fond du panier des tristesses ; on doit manger chacun, dit-on, un sac de charbon pour aller au paradis. Ah comme j’aimerais qu’il y ait un paradis, comme ce serait doux les retrouvailles…
En attendant, à vous autres, mes amis d’ici-bas, face à ce qui m’arrive, je prends la liberté, moi qui ne suis qu’un histrion, qu’un batteur de planches, qu’un comédien qui fait du rêve avec du vent, je prends la liberté de vous écrire pour vous dire ce à quoi je pense aujourd’hui : je pense de toutes mes forces, qu’il faut s’aimer à tort et à travers.”
Julos Nuit du 2 au 3 février 1975

Il sortira un album, sobrement intitulé « Chandeleur septante cinq », et amplement marqué par le drame. Marqué par la douleur. Mais aussi et surtout marqué par l’amour.
On pense bien sûr à « la chanson pour Loulou ».
Tristesse, douceur, mélancolie. Utopie?
On se sauve comme on peut.
Lorsqu’il décède en septembre 2021, hommages d’amis, d’anonymes, évocation des journaux tous pointent tous « sa lettre ».
L’Université de Louvain saluait sa conviction en l’amour et en la vie.
Et nous voilà, 50 ans plus tard…
Et pourtant, que s’est-il passé pour qu’un demi-siècle plus tard, la violence soit devenue langage.
Que s’est-il passé pour que la force de ce regard, doux mais lucide, sur les êtres et le monde, semble si lointaine aujourd’hui, comme improbable, anachronique, hors du temps, déconnectée de notre réel et même de notre possible.
Comment se fait-il qu’on ne partage plus que ce constat: la société […] est malade. Et qu’il semble qu’il n’y ait plus personne pour la remettre d’aplomb et d’équerre? Qu’est devenu l’Homme pour que cet élan semble éteint? Et que faire pour le rallumer?
Y a-t-il encore quelques illuminés pour, envers et contre tout, envers et contre tous, croire encore en un autre monde possible par l’amour et la persuasion? Où sont les coeurs purs [qui] doivent se mettre ensemble pour embellir [le monde}, reboiser l’âme humaine?
Pourquoi ce monde-ci s’emploie-t-il à démentir avec une infatigable obstination ce qui est une élémentaire évidence – et mériter tous les efforts: il n’est de vrai que l’amitié et l’amour?
Et on se dit qu’il serait décidément beau un monde fait d‘histrions, de batteurs de planches, de comédiens, qui font du rêve avec du vent… qu’il serait beau mais qu’il est bien loin…
Mais vouloir le rêver, c’est peut-être déjà – un peu – le faire exister?
Bernard Chateau,