Charleroi, le 4 septembre 1944

Dès l’aube du 4 septembre 1944, les soldats allemands avaient été chassés de Charleroi par les résistants locaux. Ceux-ci, épaulés par des miliciens, avaient rapidement pris le contrôle des points névralgiques de la ville, même si des coups de feu étaient encore tirés des deux berges de la Sambre et même si des allemands étaient encore retranchés dans certains quartiers de la ville.

6 septembre. Le premier numéro d’ « Indépendance ».

Daté du mercredi 6 septembre, paraissait le tout premier numéro d’ « Indépendance », vendu dans les rues de Charleroi: il s’agissait de permettre aux Carolos d’être informés au plus près et au plus juste des événements historiques qui se déroulaient en temps réels. La première page faisait d’ailleurs un appel aux distributeurs.

René-Pierre Hasquin évoque, de son côté, une distribution qui aurait commencé dès le lendemain de la libération, le mardi 5 septembre au soir, vers 18 heures.

Ce qui est en tout cas incontestable: ce journal était alors le tout premier et le seul journal local à paraître dans la Métropole, après la libération de la Ville. C’était aussi la première fois que ce titre paraissait. Dans une approche “holistique” des médias d’alors, et en précurseur, le poste de Radio Châtelineau diffuserait, entre 20 et 21 heures, sur 252 mètres, en partenariat, les nouvelles du FI…

Le numéro de l'Indépendance du merrcredi 6 septembre 1944. Source: Bibiotheca Andada
Le numéro de l’Indépendance du merrcredi 6 septembre 1944. Source: Bibiotheca Andana

En effet, pendant toute la guerre, « Le Rappel » avait cessé de paraître et certaines de ses machines avaient été données en location au « Journal de Charleroi », volé à la famille Bufquin des Essarts. Joseph Spilette, ancien piocheur de la SNCB s’y était vu propulsé Rédacteur en Chef. Lui et ses collaborateurs furent condamnés par le Conseil de Guerre de Charleroi. Comme le furent ceux de la « Gazette », qui parut pendant toute la guerre, sous la direction de Franz Steurs.

Ainsi, il n’y avait plus, à la libération, à Charleroi, de presse régionale.

Un survivant de la presse clandestine

C’est dans ce contexte qu’avait germé dans la tête de l’animateur d’un groupe de résistants à l’oeuvre dans la réalisation d’un journal clandestin, et du « Front de l’Indépendance », l’idée d’un vrai journal, qui comblerait ce désert. Et qui continuerait de porter, dans l’esprit de ses artisans, les Valeurs qui avaient été les siennes pendant tout le conflit. Ce journal clandestin s’imprimait à Fleurus, et était l’affaire de quelques personnalités qui savaient risquer gros, mais n’en avait cure : le député René De Cooman, les professeurs Baumal, Servais et Sébille, de l’athénée de Charleroi et tous les gens de l’ombre, qui ne risquaient pas moins, vendeurs et distributeurs. Que dire de l’imprimeur. Et puis, il y avait un certain Georges, non de résistance de Jean Demal, qui animait et coordonnait tout cela.

Issu, à la fin de 1941, d’une initiative du groupe du Borinage du Front de l’Indépendance, ce journal devint l’organe du Front de l’Indépendance du Hainaut et son tirage atteignait jusqu’à 25 000 exemplaires. Une vingtaine de numéros paraîtront entre 1942 et 1944.

Une place à prendre

L’analyse avait été vite faite.

Le « Rappel » reparaîtrait, mais devrait se réimposer dans le paysage, après une aussi longue absence. Le « Journal de Charleroi » ne reparaîtrait qu’après que ses propriétaires légitimes auraient été rétablis dans leurs droits et formellement blanchis de tout fait de collaboration, ce qui ne faisait d’ailleurs aucun doute.

La « Gazette de Charleroi », dont les Bureaux étaient situés Quai de Flandres, n°2, cesserait de paraître pour longtemps. En réalité, à leur retour d’exode, fin 1944, ses propriétaires légitimes fonderaient une nouvelle société, et seraient autorisés à faire reparaître leur journal qui s’appellerait désormais la « Nouvelle Gazette ».

Une Stratégie très au point

A cette assez juste vision du paysage, s’ajouta une stratégie d’une rare efficacité : se mettre en situation de bénéficier des installations réquisitionnées de la « Gazette de Charleroi ». Ce fut l’échevin Delférrière qui délivra le 4 ou 5 septembre le bon de réquisition, qui permettrait au journal de s’installer dans les locaux du Quai de Flandre, d’utiliser le matériel et d’épuiser les stocks. Ainsi, dès son premier numéro, “Indépendance” se présentait en héritier légitime de la vraie “Gazette de Charleroi”, “ce qui avait été publié pendant la guerre étant d’ignobles feuilles de propagande éditées pour le compte de l’ennemi, sur ses ordres, par une bande d’aigrefins sans scrupules, le fait d’aventuriers véreux, de pantins égarés, stupides et lâches”. Ainsi, les lecteurs de “la Gazette de Charleroi” retrouveraient vite dans l’ “Indépendance” leurs rubriques habituelles, qui fondaient leur fidélité à leur quotidien.

Mais ce bon de réquisition fut délivré non pas au profit du F.I., sans personnalité juridique, mais à… Jean Demal lui-même, qui flaira vite la bonne affaire… personnelle qu’il y avait à en faire. Faisant fi de tout scrupule, il écarta avec une lente et calme obstination les résistants et les communistes qui avaient porté le journal clandestin. Les choses de présentaient même de manière telle que toute action judiciaire était vouée à l’échec.

Qui était Jean Demal ?

René-Pierre Hasquin – par ailleurs écrivain, fit sa carrière à l’“Indépendance”, jusqu’à assurer les fonctions de Secrétaire Général, outre ses collaborations à la Dernière Heure et à Pourquoi Pas ? et ensuite au Vif. Il créa sur Charleroi le périodique Métro. Il en trace un portrait au picrate : « fils de riches commerçants, ingénieur, âpre au gain, journaliste dont l’outil de travail essentiel fut toujours la règle à calcul, Jean Demal entendait bien, quant à lui se débarrasser au plus tôt de ces communistes qu’il détestait ». Quant aux résistants, une comparution devant une commission du FI à la fin de novembre 1944 rue de Turenne ne donna rien. L’affaire était ainsi pliée, à son plus grand profit personnel.

Le même René-P. Hasquin : « L’homme était rusé, tenace, finaud. Il avait la promesse facile et l’art de reprendre aussitôt, mine de rien, tout ce qu’il avait fait mine d’accorder généreusement. Directeur d’un journal qui se voulait social, il avait horreur de tout ce qui était social et socialiste. Il n’était pas communiste, il n’était pas libéral, il n’était pas catholique. »

Il était, avant tout, disait-on, commerçant.
Ou plutôt était-il rentier dans l’âme: « Ponctuel, Jean Demal l’était comme pas un : il arrivait à 11h28 tous les matins; il se rendait aux toilettes à 12h16; il repartait à 13h18. Il revenait à 16 heures, repartait à 19 h.
Avant de s’engager dans la cage d’escalier, il a crié invariablement les mêmes mots pendant plus de vingt ans :
— Au revoir Messieurs! On s’en va Monsieur Deulin ? »

Une période difficile

Certes, il y eut bien une période difficile.

Dans l’immédiat après-guerre, le problème fondamental posé à la presse, en général, fut effectivement celui du rationnement du papier.

D’autant qu’une commission s’était constituée qui regroupait les Directeurs de journaux d’avant-guerre, laquelle avait pour objectif d’octroyer le papier sur la déclaration des tirages passés. On devine que certains arrondissaient leurs chiffres pour recevoir un quota plus généreux… et que, sous couvert d’organiser une juste répartition de trop maigres moyens, cette procédure compliquait fort la vie des nouveaux venus dans le métier, vécus comme des concurrents encombrants, et dont l’ « Indépendance » était.

Car les journaux historiques allaient reparaître. Et plus vite que Jean Demal ne l’avait envisagé, sans doute.

“Le Rappel” reparaît presqu’en même temps que l’Indépendance, “Le Journal de Charleroi“, quelques jours plus tard.

Mais la « Gazette de Charleroi » allait suivre – le 1° mars 1945, sous sa nouvelle manchette: “La Nouvelle Gazette”. Les légitimes propriétaires de la « Gazette de Charleroi » furent en effet rétablis dans leurs droits par l’Office du Séquestre – c’était le 28 février 1945. A partir de là, la petite rédaction de l’“Indépendance” devait quitter les lieux et, mal logée, devrait composer avec une imprimerie située… à Bruxelles : on imagine, dans le monde de l’immédiat après-guerre, les difficultés d’acheminement des copies, souvent téléphonées, et le rapatriement des journaux imprimés, en vue de leur distribution.

Toujours est-il qu’ainsi, chaque courant politique avait retrouvé, à Charleroi, à travers son titre, “sa” gazette : catholique, Le Rappel ; libéral, La Gazette de Charleroi, devenue La Nouvelle Gazette, et socialiste, Le Journal de Charleroi.

Tandis que le nouveau venu jouait les troubles fêtes, entretenant une ligne éditoriale qu’on peut certes situer plutôt à gauche, mais, conformément à son titre et conforté par son histoire, nettement, parfaitement, indépendante, dégagée des appareils et peu avare de critiques, notamment vis-à-vis des pouvoirs locaux – ce qui fit son succès, avec – à ses débuts – sa couverture des procès de la collaboration, des faits divers et des sports. Et bien sûr, son souci de proximité, avec un maillage remarquable de correspondants locaux.

Une affaire très rentable

Les Bureaux assez tristes de l'Indépendance. Il fallait être économe. C'était une vocation érigée en image de marque. Les Ateliers étaient à l'arrière, cour Draily.
Les Bureaux assez tristes de l’Indépendance. Il fallait être économe. C’était une vocation érigée en image de marque. Les Ateliers étaient à l’arrière, cour Draily.

L’Indépendance finit par s’installer à Dampremy, au 11, Avenue des Alliés, en avril 1946, avec une imprimerie à elle, quelques linotypes et une rotative centenaire acquise à l’évêché de Bruges.

Un linotypistes de l'Indépendance. Les matrices correspondant aux lettres tombent en lignes pour former le texte.par injection d’un alliage de plomb. Bruit et chaleur.
Un linotypiste de l’Indépendance. Les matrices correspondant aux lettres tombent en lignes pour former le texte par injection d’un alliage de plomb. Vacarme et chaleur.
La rotative de l'Indépendance. Pièce de musée toujours valeureuse.
La rotative de l’Indépendance. Pièce de musée toujours valeureuse.

Au point que les éditions régionales se multiplient, jusqu’à la demi-douzaine, du Borinage à l’Entre Sambre-et-Meuse et à Namur en passant par le Centre et

Les metteurs en page de l'Indépendance
Les metteurs en page de l’Indépendance

que les tirages se portent bien et même très bien : il est le premier journal régional à oser faire valider ses chiffres de tirage par l’OFADI et afficher fièrement plus de 40.000 exemplaires quotidien à la fin de sa vie.

Le clicheur de l'Indépendance sort la plaque qui imprimera le papier sur la rotative
Le clicheur de l’Indépendance sort la plaque qui imprimera le papier sur la rotative

Mais bientôt, Jean Demal, lassé, est soucieux de prendre une retraite paisible. Il considére « son » journal comme une entreprise comme n’importe quelle autre. Et les choses sont ainsi faites qu’il en est en réalité le seul propriétaire. Au surplus, il n’est animé d’aucun autre sens de l’engagement, éthique ou sociétal. Sans plus de scrupules qu’au démarrage de l’entreprise, il décide purement et simplement de le vendre. Dans le plus grand secret.

La sortie de la rotative. Elle était faite pour imprimer 8 pages. Quand, pour accueillir la publicité, on ajoutait un second cahier, tout le monde s'y mettait. Gratos.
La sortie de la rotative. Elle était faite pour imprimer 8 pages. Quand, pour accueillir la publicité, surtout le samedi, on ajoutait, manuellement, un second cahier, tout le monde s’y mettait. Gratos. “Indépendance” le valait bien…

A qui ? Au plus offrant. Quand ? En février 1967. Dans un calendrier qu’il précipitera.

C’est que l’année 1966 s’était montrée favorable : le tirage avait monté encore et le chiffre d’affaires de la publicité dépassait alors les 10 millions de francs. Et les sollicitations légitimes qui s’en étaient suivies de la part du personnel avaient eu l’heur de l’irriter.

Clap de fin

Ainsi, le mercredi premier février 1967, paraissait pour la dernier fois l’Indépendance. Sans un mot pour les lecteurs. On y annonçait une tragédie. Mais c’était une autre tragédie et ce n’était là que coïncidence malheureuse…

La manchette du dernier numéro de INDEPENDANCE source RP Hasquin la mort du petiti journal
La manchette du dernier numéro de INDEPENDANCE source RP Hasquin la mort du petit journal

Le lendemain, le jeudi 2 février 1967, paraissait pour la première fois le « Journal de Charleroi et Indépendance ». Avec un éditorial plein de fierté et de promesses aux lecteurs et d’abord de l’ “Indépendance”, qu’il fallait rassurer. Ils ne furent pas dupes et ne suivirent guère le mot d’ordre du ralliement à la nouvelle manchette.

L’offre au Journal de Charleroi avait été une surprise et une aubaine stratégique et pour tout dire inespérée pour ses propriétaires. Bien plus que pour « La Wallonie » ou « la Dernière Heure », d’abord contactés, et qui avaient décliné. La fin d’ “Indépendance” n’était pas qu’une affaire commerciale. Ce n’était pas qu’un concurrent qui disparaitrait et une clientèle qu’on récupérerait.

C’était aussi – surtout? – qu’on tordrait le cou à l’esprit d « ’Indépendance ». Les impertinences qui dérangeaient se tairaient. Le parti et le syndicat socialistes, propriétaire du Journal de Charleroi, ne seraient plus chatouillés. Les mouvements dissidents, notamment régionalistes, seraient de fait moins entendus puisque moins relayés.

Les préavis seraient vivement distribués le 3 février.

L'imprimerie de l'Indépendance, le jeudi 2 février 1966. Définivement dans le silence.
L’imprimerie de l’Indépendance, le jeudi 2 février 1966. Définitivement dans le silence.

L’affaire avait été… bouclée (comme on dit dans la presse écrite) en septante deux heures chrono. Le journal de la résistance n’avait pas résisté à ce qui n’aura été finalement, de son début jusqu’à sa fin, que l’ambition peu scrupuleuse d’un seul homme…

« Il était marchand. Il vendait « Indépendance » au numéro. Un jour, il le vendit en bloc, sans prévenir personne….C’en était fini d’ “Indépendance” …. Il est vrai que ce titre dans les milieux de la presse paraissait de plus en plus déplacé », conclura Gabriel Thoveron, Professeur à l’Université Libre de Bruxelles, d’Histoire et la Sociologie des médias.

Mais ce n’est serait pas fini de la saga de la presse socialiste.

La fusion qui interviendrait par la suite entre « Journal de Charleroi et Indépendance » et « Le Peuple » n’empêcherait pas que résonne le « requiem pour la presse socialiste » avant la fin du siècle, pour reprendre un autre titre de René-P. Hasquin. L’ultime tentative de sauver la presse socialiste par la fusion des quotidiens “La Wallonie” “et “Le Peuple-Le Journal de CharleroiIndépendance“, n’aura pas plus de succès. Le titre nouveau – “Le Matin” -, dont le premier numéro sortira le 24 mars 1998, ne vivra que ce que durent les roses… Et le dossier de la presse socialiste sera définitivement refermé en mars 2001.

La Mort du Petiti Journal
La Mort du Petiti Journal

René-Pierre Hasquin a publié aux Editions CERES/NUKERKE en 1967 « la Mort du Petit Journal ». Il livre « à chaud » son témoigne de la fin de l’Indépendance dont il était secrétaire général à la liquidation. Il livre en même temps qu’une évocation de l’épopée du titre, une leçon de journalisme de proximité qui vaut toujours aujourd’hui – et de gestion des médias où la promotion n’est pas étrangère, on le voit. Son témoignage est de première main. Les hasards de la vie nous ont fait nous croisé, bien plus tard, au début de ces années 2000, où il était un membre actif de la Commission consultative Régionale du Centre de Production de Charleroi, dont j’avais pris la direction. Nous avons quelques fois évoqué cet épisode de sa vie, qui fut aussi, on le verra, un peu de la mienne.

Les illustrations de cet article sont extraites de son livre, sauf mention contraire.

https://garamond.culture.gouv.fr/fr/la-machine-composer-linotype#:~:text=Au%20lieu%20d'aligner%20%C3%A0,d'un%20alliage%20de%20plomb.
Radioscopie de la Presse Belge

Cette évocation recourt encore amplement à la « Radioscopie de la presse belge », publié en 1975 par André Gérard dans la suite des 18 émissions éponymes de la RTB (1° programme), produite par le Centre de Production de Bruxelles et le Journal Parlé, diffusées en 1972 et conçues par Marthe Dumon laquelle, ironie de l’histoire, commença sa carrière à l’Indépendance. René Campé et Jean-Jacques Jespers ont encore co-signé l’ouvrage.

J’ai enfin, vivace, le souvenir de mon père. Jusqu’à son décès, en août 1966, il a été linotypiste à l’Indépendance, dont il était aussi correspondant pour la Région de Centre et Carnières, signant d’un énigmatique C27.

Bernard Chateau,












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