De Ghelderode à Wicheler et Fonson

Petit jeu de devinettes.

Elle a joué mademoiselle Jaïre dans Ghelderode, Ophélie dans «Hamlet», Helen Keller dans «Miracle en Alabama » ou Violaine dans «L’annonce faite à Marie», rôle qui lui valut l’«Eve» du théâtre en 1964.
On l’a vue dans «Une bonne bonne, ça ne pousse pas sur un arbre», dans «Madame Sans-Gêne », dans « Poil de Carotte » ou dans «Le ciel de lit».
Elle aura joué dans sa carrière plus de 200 rôles.
C’est, c’est, c’est… ?

Elle a joué aussi dans Mademoiselle Beulemans, avec Jacques Lipp, dans les deux rôles titres : la fille et la mère… c’est, c’est?

C’est Christiane Lenain !

Comédienne parce que timide

Pourtant à treize, quatorze ans, elle était très timide. Et c’est bien pourquoi elle est devenue comédienne.

Elle n’osait pas traverser une salle de restaurant, dit-on. Mais son père lui avait dit de bien remplir ses journées. Alors, elle a trouvé une annonce de cours d’art dramatique, d’escrime, d’histoire du théâtre, de maintien… dans un programme du Rideau de Bruxelles. Quand elle est arrivée, tous les cours étaient supprimés, sauf l’art dramatique.
A quoi tient un destin, une carrière. Et à quoi a tenu la vie de Christiane Isa Josée Marie Lenain, née à Belœil le 7 novembre 1935.

A propos savez-vous comment on appelle les habitants de Beloeil : des belœillois et des beloeilloises… Le Prince de Ligne était beloeillois… Emilie Dequenne… beboeilloise itou… et Bobette Jouret ? Elle est leuzoise… ça n’a rien à voir – quoique (les amateurs de théâtre savent pourquoi)… et Leuze, c’est tout à côté. Elle nous a quittés au mois de mai dernier, à l’âge de 89 ans.

Le Rideau se lève et c’est royal

Mais revenons à Christiane Lenain.

Au Rideau, elle suit les cours de Claude Etienne et Werner Degan. Elle va jouer au National. Et dans d’autres théâtres. Et puis, Jean-Pierre Rey la remarque. Il l’engage. Mieux. Il l’épouse.

Elle fut ainsi la vedette des Galeries pendant plus de 40 ans, où elle formera un trio mythique avec Serge Michel et Jean-Pierre Loriot. La Compagnie des Galeries, l’âge d’or du théâtre populaire de qualité. Et bien sûr, elle joua avec André Gevrey.

L’histoire est assez convenue: Albert Delpierre, de Paris, a débarqué en stage chez Monsieur Beulemans, brasseur bruxellois de son état. Bien vite, il tombe amoureux de la fille de la maison, Suzanne, et elle n’est pas insensible à ses charmes, alors qu’elle est fiancée à Séraphin Meulemeester, fils de brasseur. Mais Beulemans est excédé par les manières… parisiennes d’Albert et bientôt de très méchante humeur devant les obstacles qui se mettent sur sa route de Président d’Honneur de la Société des Brasseurs.

Histoire convenue, mais la plume des auteurs et le jeu des acteurs va emporter le public.

Christiane Lenain est Suzanne et partage l’affiche avec Jacques Lipp… Il était le père. Et puis? elle fut la mère… Marcel Roels a cédé le rôle de Monsieur Demelemeester à Robert Roanne et Yves Larec, celui de Monsieur Albert Delpierre, de Paris, à Léonil Mc Cormick.

Les relations dans ce beau monde ne sont donc pas simples. Et entre Monsieur Beulemans et Albert Delpierre, on l’a vu, le courant ne passe pas:

ALBERT: Pardon, Monsieur Beulemans, je… (Il prononce Beulmance).

BEULEMANS: Beul-mance ! Je suis Beulemans ! Vous êtes toujours à faire des patatis et des patatas, à pincer le français, à faire des compliments parisiens, et pendant ce temps on néglige les affaires. (A part) Je n’aime pas ce garçon.

Et pourtant, à la fin, c’est l’amour qui gagne. L’amour entre Albert et Suzanneke Beulemans… Il faut dire qu’il ne sera pas pour rien pour l’élection de Monsieur Beulemans comme Président d’Honneur de la Société des Brasseurs, prenant à son compte avec une maladresse touchante la zwanze bruxelloise. De son côté, Séraphin, fiancé de Suzanne, retournera vers son « amoureuse » et le gamin qu’il lui a fait, si beau avec ses petites crolles...

Dans les deux rôles, la fille et la mère, elle a a mis le public dans sa poche, par son jeu et ses yeux bleus, innocents et coquins à la fois, et son bonheur d’être en scène.

Elle disait :

« Vous savez, quand on a des rappels répétés, que les gens ont bien ri, qu’ils ont été heureux, nous, les comédiens, on en pleurerait ».

Christiane Lenain

Christiane Lenain a fait ses adieux à la scène de la vie en 1999, après une longue maladie…

Elle avait quitté les planches dix ans plus tôt.

Mais elle avait chanté aussi et notamment « c’est beau la vie« , de Michel Aimer, dans la pièce Folle Amanda. Un rôle qui avait été endossé aussi par Jacqueline Maillan, Line Renaud et plus récemment Michèle Bernier, notamment.

Une pièce au destin extraordinaire

Le Mariage de Mademoiselle Beulemans est dû à deux compères bruxellois: Fernand Wicheler et Frantz Fonson. Ils sont les inventeurs d’un genre, au théâtre. La zwanze au service du succès, «l’inspiration locale au service des sentiments universels». Et c’est un Académicien français qui le dit: Pagnol.

L’histoire de cette pièce, c’est une merveilleuse histoire, et l’illustration que l’urgence et la spontanéité sont plus précieux que la réflexion et la stratégie. En effet, la pièce belge la plus jouée dans le monde a été écrite par dans la précipitation, autour d’un canevas simple, pour ainsi dire improvisé, parce que la compagnie qui devait occuper le Théâtre de l’Olympia, rue Orts, à Bruxelles, s’était décommandée in extremis… et qu’il y avait « un trou » à combler, pendant 15 jours.

Elle connaît le succès depuis plus de 110 ans.

Source	Les Archives & Musée de la Littérature - Centre de recherche et de documentation littéraires et théâtrales de la Fédération Wallonie-Bruxelles

source: les archives et musée de la littérature – centre de recherche et de documentation littéraires et théâtrales de la Fédération Wallonie-Bruxelles

Fernand Wicheler est journaliste, dramaturge, scénariste réalisateur et comédien. Jean-François Eléonore Fonson dit Frantz Fonson, est auteur, librettiste, directeur de théâtre et journaliste. Il est issu d’une famille d’’importants industriels bruxellois. Et dirige, au moment où est créé Le Mariage de Mademoiselle Beulemans au théâtre de l’Olympia, le Théâtre des Galeries.

Les trois coups furent frappés la première fois le 18 mars 1910, à 8 heures du soir.

Remarquée par un imprésario parisien, la pièce est donnée à Paris trois mois plus tard, et sera le premier grand succès international du théâtre bruxellois. Beulemans voyage de théâtre en théâtre. Un soir, dans le public, Marcel Pagnol. Il y puisera l’inspiration de sa trilogie : Marius, Fanny, César. Il dira plus tard :

« Beulemans démontre qu’une oeuvre locale, mais profondément sincère et authentique peut prendre une place dans le patrimoine littéraire d’un pays et plaire et monde entier.

Marcel Pagnol

Une explication qui est aussi un bel hommage à la pièce.

La pièce a été traduite dans dix-sept langues, la famille Beulemans abandonnant la gueuze pour le pétrole en Arabie, et le riz au Japon.

Mademoiselle Beulemans, au cinéma

La pièce a été adaptée trois fois au cinéma. Dès 1927, par Julien Duvivier, ensuite dans un film où on trouvait Pierre Dux au générique. Enfin, en 1950, avec Francine Vendel dans le rôle de Suzanne et avec Pierre Larquey, Saturnin Fabre et Hubert Daix.

La RTB d’abord, la RTBF ensuite ont capté plusieurs versions de la pièce. Ses rediffusions sont toujours des succès d’audience.

Convenons-en. Les auteurs seront moins inspirés dans l’exploitation du filon: Beulemans marie sa fille, Les Moulins qui chantent, Beulemans à Marseille. Mais on leur pardonnera. Après tout, ils inventaient le concept hollywoodien des licences.

Bossemans et Coppenolle, l’autre pièce au service de la zwanze

Quelques années plus tard, on applaudira Bossemans et Coppenolle de Paul Van Stalle et Joris d’Hanswyck. Comme l’histoire d’une amitié houleuse entre deux footeux, entretenue par le soutien féroce de l’un au Daring Club et de l’autre à l’Union Saint Gilloise et où chaque échange est un duel à la vie, à la mort. A moins que ce ne soit le jeu d’une camaraderie débonnaire. On se souvient de ces répliques cultes:

« Tu veux un Martini, Mussolini ? », 

ou encore 

« Monsieur Bossemans peut-être ?

Monsieur Coppenolle, sans doute ».

Et on y applaudira aussi Madame Chapeau. Vous vous souvenez?

« ça est les crapuleux de ma strotje qui m’ont appelée comme ça parce que je suis trop distinguée pour sortir en cheveux ! ».

Mais c’est une autre histoire, même si on reste, dans ce même registre des oeuvres locales, profondément sincère et authentique, toute imprégnée de la zwanze bruxelloise.

Bernard Chateau,

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