Cette année est une année électorale particulière. Et le premier rendez-vous est dans un mois, jour pour jour. Le 9 juin.

Année particulière, pour les raisons qui ont été dites et redites.

Une année électorale hors normes

Parce que, dans le monde, d’ici à la fin de l’année, les électeurs de 76 nations seront appelés aux urnes, parmi lesquels les huit les plus peuplés du monde, soit plus d’un citoyen du monde sur deux.

Parce que, en Belgique, tous les niveaux de pouvoir sont concernés : européen, fédéral, régional – et communal et provincial, en octobre.

Parce que la brutalité de la campagne croît et qu’on peut constater un peu plus que les périodes électorales nuisent gravement à l’intelligence et au sens des responsabilités.

Parce la situation a encore gagné en gravité, avec des défis inédits que les partis de gouvernement et d’opposition ignorent délibérément, faute sans doute qu’ils y puissent apporter un début de réponse : il faudrait dépenser mieux et surtout dépenser plus, dans les domaines inédits qui se sont imposés, comme la crise climatique, l’indépendance énergétique, la réindustrialisation et l’aménagement du territoire, la défense, le vieillissement, tandis que l’Europe renoue avec ses doxas sur les déficits publics.

Et que, pour le petit Royaume, certains craignent, de sondage en sondage, que les planètes puissent être alignées pour un « By bye Belgium », et « plus pour rire ». Parce qu’à tout le moins, les partis populistes et extrémistes tiennent le haut du pavé et que le risque de blocage des institutions est réel.

Mais Il y a une autre raison pour voir en 2024 une année électorale particulière, une raison, qui plonge dans l’histoire, et redonne tout son sens à ce devoir citoyen : aller voter.

Une année anniversaire

C’est que c’est il y a exactement 75 ans que le suffrage, en Belgique, méritait pour la première fois d’être qualifié d’universel. En 1949, en effet, pour la première fois, longtemps après l’Allemagne (1918), les Pays-Bas (1919) et le Luxembourg (1919), les femmes avaient gagné le droit de s’exprimer par les urnes dans le cadre des élections législatives nationales. C’était le 26 juin 1949, conformément à la loi du 27 mars 1948. C’était 29 ans après le principe “un homme, une voix”. Le droit électoral “une femme, une voix” était alors mis en oeuvre. Six femmes seront élues, sur les 212 sièges en jeu, et le corps électoral aura plus que doublé.

Avant cela, en 1919, les parlementaires avaient estimé, timidement, imparfaitement et incomplètement, que certaines catégories de femmes pouvaient bénéficier du droit de vote:
• les veuves non remariées de militaires tués durant la guerre ou de Belges fusillés ;
• les veuves ayant perdu un fils non marié au cours de la guerre ;
• les femmes qui ont été détenues pendant l’occupation en raison de leurs activités patriotiques.
Seules ces dernières obtiennent le droit de vote en leur nom propre. Les autres ne font que porter par procuration la voix qui revenait à leur époux ou à leur fils défunts. Une veuve qui se remarie perdait donc le droit de vote. Il n’y eut alors que 11 823 électrices. C’est que les gauches étaient convaincues que les femmes étaient sous « influence » et qu’elles voteraient pour le parti catholique.

Droit de vote et éligibilité. Elections communales.

Dans la foulée, les choses évolueraient sur deux plans:

  • d’une part au plan communal,
  • d’autre part, au niveau national, dans le “démembrement” des droits, où l’on distinguera entre le droit de vote et l’élégibilité des femmes.

Au plan communal, la loi du 15 avril 1920 allait accorder aux femmes le droit de vote. Mais ce droit n’est pas octroyé à toutes les femmes : les femmes adultères et les filles qui se livrent notoirement à la débauche ou qui sont inscrites au registre de la prostitution ne peuvent pas voter.

A l’échelon national, par ailleurs, et à défaut de pouvoir voter à l’échelon national, les femmes deviennent éligibles : elles peuvent se présenter dès 1920 à la Chambre et en 1921 au Sénat. Le paradoxe est qu’elles pouvaient donc siéger au Parlement, mais ne pouvaient pas voter… pour elle(s)…

Marguerite De Riemaecker-Legot  - source vrt nws
Marguerite De Riemaecker-Legot – source vrt nws

Au plan communal, sur un total de plus de 2.600 communes, on trouve 196 femmes dans 146 Conseils . 6 femmes sont devenues bourgmestre – 3 flamandes et 3 wallonnes – et 13 échevine. Bien entendu, les femmes mariées exercent leur mandat avec l’accord de leur mari et pour ce qui est des bourgmestres, elles doivent transférer les pouvoirs de police liés à la charge à un conseiller municipal masculin. Léonie Charlotte Françoise Keingiaert de Gheluvelt, dernière descendante d’une lignée nobiliaire locale, qui fournit plusieurs bourgmestres à la commune de Geluveld, sera la première femme bourgmestre de Belgique.

L’éligibilité de 1921 et les chemins des pionnières

Le scrutin législatif national du 26 juin 1949 avait donc amené six femmes dans les travées du Parlement, sur les 212 députés élus.

Marie-Janson-Spaak-archive-senat
Marie-Janson-Spaak-archive Sénat

Mais les choses avaient changé déjà depuis l’éligibilité des femmes, le 28 décembre 1921.

Ainsi, Marie Janson fut la première femme parlementaire à prêter serment au Sénat en compagnie de cent cinquante-deux collègues masculins, comme sénatrice cooptée, sur proposition d’Emile Vandervelde. Elle fut aussi la première femme à présider une assemblée parlementaire belge. En effet, le 11 novembre 1952 , elle préside, comme doyenne d’âge, la séance d’ouverture du Sénat. Elle épousera Paul Spaak, avec qui elle aura quatre enfants : Paul-Henri, un grand format de la politique nationale et internationale; Charles, un des plus brillants scénaristes du cinéma français (La Grande Illusion, La Kermesse héroïque…); Claude, romancier et dramaturge; et Madeleine.

Antoinette Spaak ,première femme Présidente d'un parti politique
Antoinette Spaak ,première femme Présidente d’un parti politique

Et on n’oubliera pas qu’elle fut aussi la grand-mère d’Antoinette Spaak, fille de Paul-Henri, qui fut la première femme présidente d’un parti politique en Belgique: le FDF, Front des Francophones. Elle dira:

“Je crois vraiment que nous faisons la politique d’une manière différente. Les femmes ont apporté une dimension qui n’existait pas.”

Lucie Dejardin, hiercheuse et député socialiste
Lucie Dejardin, hiercheuse et député socialiste

La première femme à avoir été élue au Parlement belge l’a été en 1929. Candidate du POB, Lucie Dejardin a fait son entrée à la Chambre des représentants le 26 mai 1929. Née dans une famille nombreuse ouvrière de Beyne-Heusay, elle n’a pas bénéficié de l’obligation scolaire et a travaillé très jeune, dans des boulots sans qualification.

Il faudra encore attendre 2020 pour qu’une femme préside la Chambre : il s’agit d’ Eliane Tillieux. Tandis que, chose remarquable, le Sénat est également présidé par une femme pendant cette législature: Stéphanie D’Hose. C’est bien sûr la première fois que les deux parlements fédéraux seront présidés en même temps par des femmes.

Anne-Marie Lizin avait été, de juillet 2004 à juillet 2007, la première femme à devenir Présidente du Sénat.

Irène Petry fut, en 1980, la première et seule femme à devenir présidente du Conseil culturel de la Communauté française, succédant à Léon Hurez.

A la Région wallonne, c’est Monika Dethier-Neumann qui fut la première et seule femme Présidente du Parlement, pour un passage éphémère : du 23 juin 2009 au 16 juillet 2009.

Marguerite-De-Riemaecker-Legot
Marguerite de Riemaecker Legot

Marguerite De Riemaecker-Legot a été la première femme ministre de l’histoire de Belgique, en 1965 dans le gouvernement Harmel et sera reconduite dans le premier gouvernement Vanden Boeynants, de 1966 à 1968. Elle a été aussi la première femme déléguée du gouvernement à l’ONU, la première femme belge à siéger au Parlement européen à Strasbourg et la première femme ministre d’Etat. En 2015, la Monnaie Royale de Belgique a émis une pièce de 5 € pour marquer cette avancée.

Laurette Onkelink
Laurette Onkelink

En 1993, Laurette Onkelinx fut la première femme à diriger le gouvernement de la Communauté française, dans une première formation, de 93 à 95 et dans la foulée, de 95 à 99. Marie Arena fut la seconde, de 2004 à 2008.

La Région Wallonne n’a, depuis ses débuts en 1981, jamais vu une femme Ministre-Présidente, non plus que la Région Bruxelloise. La Région Flamande a été dirigée par un gouvernement avec à sa tête une femme, Liesbeth Homans, qui a été la première femme Ministre-Présidente, à partir du 2 juillet 2019, mais pour une courte période puisqu’elle cède son poste le 2 octobre 2019 à Jan Jambon.

Sophie Wilmès - source Wikimedia
Sophie Wilmès – source Wikimedia

Le 27 octobre 2019, Sophie Wilmès deviendra la première Première Ministre belge.

Les élections de 2019

Aux dernières élections de 2019, 64 femmes composaient le Parlement belge, sur les 150 membres qui le composent, soit 41,3%. Il faut dire que depuis les élections de 1999, des règles ont été instaurées progressivement visant à l’application de quotas, jusqu’à la parité.

Il faut pointer aussi spécialement les élections du 10 mars 1974, au cours desquelles les organisations féminines mèneront ensemble une vaste campagne  » Votez femme « . Juste avant les élections, des femmes appuient leurs exigences en occupant symboliquement le Parlement.

Mais rien n’est dit qui concernerait les présidences de partis. Ce qui aboutit à ce que les débats des présidents des six partis francophones durant la campagne électorale 2024 voient s’affronter… six hommes… dont Untel refuse de débattre sur un plateau qui ne serait pas paritaire… Comme la quadrature du cercle, dont il sortit en renonçant son exigence.

C’è ancora domani

c'é ancora domani
c’é ancora domani

Revenant au scrutin législatif de 1949, et à son anniversaire, on constatera qu’il est percuté par la sortie de “C’è ancora domani” (“Il reste encore demain“), le film-événement italien de Paola Cortellesi que l’on présente trop courtement comme une dénonciation des violences faites aux femmes alors qu’au-delà du quotidien sordide que lui impose son mari, Delia est l’incarnation d’une émancipation citoyenne. Les 2 et 3 juin 1946 ce sont les élections constituantes. Les italiens pourront se prononcer contre la monarchie des Savoie ou pour la République. Mais surtout, c’est la première fois où les femmes italiennes ont eu le droit de vote. Sur les 556 députés élus, pour la première fois, 21 femmes seront élues.

Leur enthousiasme a été grand et suscite l’émotion. Il dit une croyance dans la démocratie, et dans la politique.

Ce film, phénomène aux 5 millions d’entrées dans les salles en Italie, au-delà d’un état des lieux de la société italienne de l’après-guerre, mais qui doit son succès à son actualité tragique, est aussi porteur du signal d’un engagement politique fort.

” Un homme, une voix “

Mais il ne faut pas s’y tromper: en la matière non plus, si rien n’a été donné donné à la femme, rien n’a été donné à l’homme, et c’est la conviction que l’émancipation citoyenne viendrait de la conquête du droit de vote qui a motivé le combat pour le suffrage universel. Certes, au passage, on s’est empressé de qualifier d’ “universel” un suffrage censitaire élargi seulement aux hommes mais on ne saurait juger le passé avec les yeux du présent.

La première grève générale dans le pays a conduit à l’adoption pour accéder au vote plural.
La première grève générale dans le pays a conduit à l’adoption pour accéder au vote plural.

En 1830, le vote est réservé aux hommes de plus de 25 ans payant le cens électoral. Autrement dit, la reconnaissance des droits politiques était liée à l’état de contribuable. En 1883, c’est l’élargissement aux capacitaires, ces citoyens masculins possédant des diplômes ou exerçant certaines fonctions de responsabilité. Dix ans plus tard, c’est le suffrage universel masculin tempéré par le vote plural: chaque homme de 25 ans a une voix, mais en fonction de son état capacitaire et de fortune, il dispose jusqu’à trois voix, voire quatre aux communales. Cette évolution, qui paraîtra bien insatisfaisante, aura demandé le déclenchement de la première grève générale dans le pays.

La fin de la guerre 14-18 verra  la promesse faite par le Roi Albert Ier de mettre en oeuvre le principe: “un homme, une voix“, à la suite de ce que les conservateurs ont appelé “le coup de Lophem”. “Le coup de Lophem“, une concertation menée par le Roi, dans la foulée de l’Armistice du 11 novembre 1918, avec divers responsables politiques, au cours de laquelle il fut convenu de bousculer un peu institutions et Constitution pour faire adopter le suffrage universel, autoriser les coalitions d’ouvriers, étendre les lois sociales et créer une université flamande, sous la houlette d’un nouveau Premier Ministre, Léon Delacroix, qui inaugurera le titre, à la tête d’un premier gouvernement d’union nationale.

Ainsi, le corps électoral sera passé de 0,75 % des Belges en 1830, à plus de 71 %, aux élections fédérales de 2019.

Pour aller plus loin sur le sujet, c’est ici. “Elles votent comme papa !”Ou l’histoire du droit de vote des femmes en Belgique, un document RTBF de Marianne Klaric.

Et les élections du 9 juin 2024?

Que reste-t-il de cet enthousiasme combattant et de cette conviction que le droit de vote était intrinsèquement lié à l’état de citoyen et de citoyenne, bref, d’homme et de femme ? A neuf mois du scrutin du 9 juin, le Grand Baromètre Le Soir / RTL donnait à voir, alors que le vote est obligatoire en Belgique un réel désengagement, signe de désenchantements:
16 % de citoyens sont certains de ne pas participer au scrutin et de ne pas donner procuration, dont 7 % qui ne se déplaceront pas et 9 % qui voteront blanc ou nul. En Wallonie on compte 9 % d’abstentionnistes, contre 5 % en Flandre et 7 % à Bruxelles, et 12 % de votes non valables contre 7 % au nord du pays et 9 % dans la capitale.

panneaux électoraux en attente d'affiches
panneaux électoraux en attente d’affiches

En 2019, sur 8 millions d’électeurs inscrits, ils étaient 1,3 million à n’avoir pas voté ou à avoir déposé un bulletin de vote blanc ou nul. Ensemble, ils représentaient 17% des électeurs, soit plus que le premier parti de Belgique issu de ce scrutin, à savoir la N-VA. Mais voter blanc ou nul n’est pas uniquement synonyme de désintérêt la politique. Pour certains citoyens, cette option est utilisée comme une réelle forme de contestation.

Notamment parce que, en trois quarts de siècles, le désabusement aurait remplacé la force de l’espoir? Parce que les partis politiques déçoivent et ont perdu le lien avec le citoyen? Est-ce parce que, comme l’écrivait François Bayrou dans « penser le changement », « plus aucun citoyen ne croit qu’il puisse aujourd’hui changer concrètement sa vie, sa propre vie, par son bulletin de vote » ? Ou repli individualiste, dans un sinistre libertarisme qui gagne? Rejet global de la démocratie représentative devenue kriegsspiel dans un quant-à-soi politicien hors sol?

En boudant les urnes, c’est en tout cas l’héritage de luttes sociales qu’on méprise, élément fondateur de notre modèle avec la sécurité sociale. Et qu’on abandonne aux loups. Un modèle qui, ailleurs, fait encore rêver.

Alors, une campagne de sensibilisation visera les 16-17 ans, qui pourront voter pour le seul scrutin européen: ils recevront une lettre des autorités fédérales visant à les motiver à se rendre aux urnes le 9 juin. Cela, dans le cadre d’une campagne fédérale d’information plus vaste, visant aussi à lutter contre l’abstention. Il faut dire qu’après bien des tergiversations, le vote de ces primo-votants est obligatoire, mais – histoire à la belge, on leur a promis que leur défaut ne sera pas poursuivi…

Dans le même temps, autre histoire belge, “Blanco”, un parti apparu pour ce scrutin, se présente comme le parti des… abstentionnistes.

Et donc, au soir du 9 juin?

Oublieux que cette obligation est le résultat d’un combat citoyen, et dans le mépris de la démocratie, l’abstention aura été le deuxième grand parti de la Belgique lors des dernières élections du 9 juin 2024, battant son précédent record avec plus de 1.050.000 électeurs (soit 12,5 % du corps électoral), soit 100.000 de plus qu’en 2019. Elle constitue ainsi le deuxième parti du pays, derrière la N-VA et son 1,165 million d’électeurs.

Les votes blancs ont enregistré dimanche un léger recul par rapport à il y a cinq ans au nombre de 415.912, auxquels il faut ajouter les 75.000 suffrages de “Blanco”.

Bernard Chateau,


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