Le mythe des géants et dragons se retrouve dans toutes les civilisations de la préhistoire à nos jours. J’envisage ici l’étude des figures humaines et animales qui ont marché dans des processions religieuses en Europe occidentale et inspiré les créations destinées à l’animation des cortèges festifs dans la même ère géographique.

Les géants apparaissent dans les processions religieuses urbaines de villes d’Europe occidentale à partir de la fin du 14e ou au début du 15e siècle. Ainsi dans la Belgique actuelle, saint Christophe marche à Anvers en 1398 dans l’ommegang (tour processionnel). Il est le protecteur de la confrérie des arquebusiers. Dans le même défilé, saint Georges, patron de la confrérie des arbalétriers, affronte le dragon. Ces deux sujets sont issus de la Légende dorée de Jacques de Voragine (1226-1298), des récits de vies de saints dans l’ordre du calendrier, racontés vers 1255 par ce moine dominicain qui deviendra par après archevêque de Gênes. Cette hagiographie populaire est largement répandue à la fin de la période médiévale et il n’est pas étonnant que ces deux sujets aient inspiré les organisateurs de processions. Saint Christophe, Cananéen de grande taille (6 mètres de hauteur) se met au

Saint-Christophe à la ducasse d'Ath
Saint-Christophe à la ducasse d’Ath

service de l’Enfant Jésus à qui il fait franchir un fleuve sous la conduite de l’ermite Cucufas. Ce saint protecteur des voyageurs préserve aussi de la mort subite. Il a souvent été représenté dans les églises sous la forme de statues ou de fresques aux 15€ et 16e siècles, par exemple à la cathédrale d’Amiens. Il est aussi présent dans les miniatures ornant les livres de prière ou chez les primitifs flamands. Il est aussi le sujet de représentations dans le théâtre médiéval des mystères. Dans les processions, il prend la forme d’un homme de grande taille mais souvent, il marche sur échasses ou est incarné par un mannequin. Au 15e siècle, il est présent dans six processions des anciens Pays-Bas (par exemple à Louvain en 1401, à Namur en 1455 et à Ath en 1461), mais aussi en Espagne (Barcelone en1424) ou en France (Aix-en-Provence, fin du 15e siècle). Ce personnage se rencontre encore aujourd’hui à la ducasse d’Ath où il est revenu en 1976, en provenance de la procession de Flobecq où il marche sur échasses Saint Christophe à la ducasse d’Ath. depuis le 18e siècle.

Le combat de saint Georges et du dragon provient également de la Légende attestée dans douze villes (par exemple Malines en 1436, Namur en 1451, Termonde en 1458 ou Léau en 1454). A côté du saint, on trouve parfois la pucelle (Namur en 1463) qu’il aurait délivrée des griffes du monstre à Silène en Lybie à la fin du 3e siècle après Jésus-Christ. Le saint est quelquefois accompagné de sainte Marguerite (par exemple à Louvain au 16° siècle) qui aurait été dévorée par la bête et en serait sortie vivante grâce à son crucifix. Les deux histoires ont donc été mélangées. Saint Georges se retrouve également dans les miniatures, les peintures, sculptures et le théâtre reli-gieux. Le jeu de saint Georges et du dragon (le combat dit Lumeçon) se déroule aujourd’hui sur la Grand’place de Mons, à la Trinité (huit jours après la Pentecôte) de 12,30 à 13 heures. Entièrement laïcisé, il est une des dernières représentations de ce combat, autrefois très répandu dans les Pays-Bas (33 lieux connus aux 15e et 16e siècles). En France, où le dragon affronte généralement une personnalité religieuse locale, la Tarasque, monstre emblématique de la ville de Tarascon, est aux prises avec sainte Marthe depuis le 15e siècle. Ce dragon très animé s’active toujours aujourd’hui dans sa ville.

A côté des personnages inspirés de la Légende dorée, les processions du Moyen Âge finissant accordent une place à des scènes inspirées de l’Ancien ou du Nouveau Testament. L’histoire de David et de Goliath est tres popu-laire. La scène biblique voit le triomphe du bien contre le mal, du jeune Hébreux seulement armé d’une fronde contre le robuste géant philistin avec cuirasse, épée et gourdin. L’histoire est illustrée dans la sculpture (par exemple à la cathédrale Reims au 13€ siècle), les miniatures, le théâtre religieux. La Bible des Pauvres, un ouvrage illustré du 15 siècle, semble avoir contribué à faire connaître l’histoire sainte. Le combat anime les entrées royales au 15e siècle en France. Il est joué dans les processions en Espagne (Barcelone en1424), dans douze villes des anciens Pays-Bas au 15 siècle, par exemple à Malines en 1464, à Ath en 1481 ou à Venlo en 1486. Ath est la seule ville où le combat de David contre le Philistin s’est maintenu jusqu’à nos jours. La scène est aujourd’hui sortie de la procession et représentée une seule fois le samedi de la ducasse après les vêpres. Le texte du dialogue, appelé le Boni-mée, inspiré par le poète français Guillaume Salluste du Bartas (1544-1590), fixé depuis 1869, semble remonter à la fin du 16 ou au début du 17e siècle. Samson, porte-parole des Hébreux et ennemi des Philistins est présent dans quelques processions du Moyen Âge ou lors d’entrées royales. Depuis le 17e siècle, son implantation semble liée à la réforme catholique en Autriche, dans la vallée du Lungau, à l’est de Salzbourg, où une douzaine de figures animent les fêtes locales ou la Fête-Dieu. A Ath, Samson est introduit en 1679 par la confrérie des canonniers-arquebusiers. Reconstitué en 1806, à l’époque du régime français, il est aujourd’hui habillé en garde communale de l’époque et toujours accompagné d’une escorte armée qui perpétue l’ancienne confrérie. Le géant est bien identifié grâce à la mâchoire d’âne avec laquelle il a tué des milliers de Philistins. Il porte également la colonne du temple de Dagon qu’il a ébranlé alors qu’il était prisonnier de ses ennemis suite à la trahison de Dalila.

Le Cheval Bayard chevauché par les quatre fils Aymon. Photo J. Flament. Ath
Le Cheval Bayard chevauché par les quatre fils Aymon. Photo J. Flament. Ath

Le Cheval Bayard est un thème connu surtout dans les Pays-Bas. Cette histoire du Cycle de Charlemagne, racontée dans le roman de Renaud de Mon-tauban, date de la fin du 12 ou du début du 13€ siècle. Elle relate la lutte de Charlemagne contre les quatre fils Aymon, aidés de leur cheval magique.
L’empereur les poursuit parce que Renaud a tué Bertolai, son neveu, au cours d’une partie d’échecs. Au 15e siècle, cet épisode populaire est très répandu. Il se diffuse encore aux 17e et 18e siècles dans les éditions de la Bibliothèque Bleue, des livrets de littérature populaire colportés dans toute l’Europe. Dans les anciens Pays-Bas, les processions de nombreuses villes accueillent le Cheval Bayard chevauché par les quatre fils Aymon et parfois accompagné de Charlemagne. Il est encore présent aujourd’hui à Ath (reconstitué en 1948), à Bruxelles, à l’Ommegang, à Termonde, tous les dix ans (prochaine sortie 2020), à Malines, à la procession de Notre-Dame d’Hanswijk, tous les vingt-cinq ans.

Des animaux gigantesques sont venus se joindre aux processions, principalement à partir du 17e siècle. Ces ménageries sont souvent fort pittoresques et parfois d’origine religieuse. Ainsi, l’aigle peut évoquer l’évangile de saint Jean, la Baleine rappelle l’histoire biblique de Jonas, les chameaux transportent les Rois Mages.

Le Poulain de Pézenas est un bon représentant des animaux présents dans les fêtes de l’Hérault. Il est attesté depuis 1622, lors de la visite de Louis XIII. La légende situe son émergence au Moyen Âge. Il sort aujourd’hui au carnaval, contrôlé par son meneur Pampille. Porté par neuf hommes, il transporte deux mannequins, Estienou et Estienetta. De nombreuses localités de cette région ont des animaux dits totémiques qui sont les emblèmes de la vie locale et dont la création repose sur une légende.

Quelques géants sont fondés sur la mythologie gréco-romaine. L’Hercule de Louvain, créé en 1463, sera rejoint par sa femme Mégare en 1532. En 1765, la géante Pallas Athéna, déesse protectrice de la cité d’Athènes et des cités accompagne Druon Antigon dans l’ommegang d’Anvers. Le Mars de Termonde (dieu de la guerre) apparaît en 1682 comme le mannequin de la gilde des arquebusiers placés sous la protection de saint André.

De nombreuses villes possèdent des géants anonymes. En 1498, un couple de géants anime le carnaval de Metz. Le Gayant de Douai est créé en 1530 par le métier des manneliers pour donner plus de lustre à la procession locale suite à la Paix des Dames. L’année suivante, les fruitiers lui donnent une femme.

A partir des 17e et 18e siècles, les figures sont des personnages populaires parfois constitués en familles. Il en est ainsi des géants de Bruxelles, transmis à la société du Meyboom au début du 19e siècle : Bompa (Grand’Père), Bomma (Grand’Mère), Mieke et Janneke avec leurs enfants Rooske et Jefke. Le garde-champètre Pietje accompagne la famille depuis 1982. Cet aspect familial est aussi connu à Malines où le Goliath de 1492 qui perd son nom, gigantesque aura un premier enfant en 1678 (probablement Jacquot), un second en 1687 (probablement Fillion) et un petit garçon (Binbin) en 1715. A Ath, le Conseil communal donnera une femme à Goliath en 1715.

Monsieur et Madame Gayant à Douai. Photo Office du Tourisme. Douai.
Monsieur et Madame Gayant à Douai. Photo Office du Tourisme. Douai.

L’influence de l’histoire ou de la légende nationale ou locale apparaît parfois dès le 16e siècle mais sera surtout importante au 19e siècle. A Anvers, le géant Druon Antigon, vaincu par le Romain Brabo, qui lui coupe la main et la lance dans l’Escaut, est introduit dans l’ommegang évoquant ainsi la légende fondatrice de la cité. A Ath, au 18e siècle, les archers créent un géant appelé Tyran (le bourreau). Ce personnage sera transformé en Ambiorix en 1850 pour rappeler l’histoire du guerrier gaulois qui a vaincu une légion de César et qu’on croyait originaire de la région. En 1860, une nouvelle géante personnifie la Ville d’Ath. Elle est appelée Mademoiselle Victoire en souvenir d’une figure créée en 1893 pour célébrer la défaite des armées françaises face à l’Autriche. A Venlo, le Goliath de la procession du 15e siècle est devenu Valuas, fondateur légendaire de la cité. Il est accompagné aujourd’hui d’une femme nommée Guntrud.

Mademoiselle Victoire. Photo J. Flament. Ath
Mademoiselle Victoire. Photo J. Flament. Ath

Au Moyen Âge, les géants font partie de la procession et souvent contribuent à enseigner la religion. Leur rôle contesté avec la Réforme protestante, les figures disparaissent dans de nombreuses villes des Pays-Bas, d’Allemagne ou d’Angleterre qui ont adopté la nouvelle religion. La réforme catholique consécutive au concile de Trente (1545-1563) n’accepte pas ces éléments populaires non conformes à la croyance religieuse orthodoxe. Ainsi, en 1699, l’évêque d’Arras tente d’empêcher la sortie des géants de Douai. A la fin de manière rationnelle sous l’influence des philosophes et fixe, en 1786, toutes les ducasses le même jour, d’où problème pour les sorties de géants. Mais la plupart des villes de la Belgique actuelle vont remettre en service leurs processions suite à la Révolution Brabançonne. Les révolutionnaires partisans de la république française voudront éliminer en 1792, 1793 et 1794, les géants considérés comme des symboles de la religion catholique et de l’Ancien Régime. Le concordat de 1801 permettra de rétablir les processions. Mais en Belgique, les lois du gouvernement des Pays-Bas en 1819, en Espagne les mesures prises par le clergé et en France, la laïcisation, séparent les sorties de géants des cérémonies religieuses du 19e au 21e siècle. Beaucoup de géants ou d’animaux gigantesques resteront l’emblème de leur ville ou de leur région. La transmission se poursuivra de génération en génération. L’inscription des géants et dragons sur la Liste Représentative du Patrimoine immatériel de l’Unesco proclame officiellement leur sens dans l’affirmation de la personnalité des villes.

A côté de ces géants processionnels, le 19e et surtout le 20e siècle vont introduire de grands personnages dans les cortèges festifs qui animent les villes et les villages à l’occasion de la ducasse ou du carnaval. Emblèmes de leur quartier ou de leur ville, ils représentent des personnages historiques ou légendaires, des figures populaires, un ancien jeu ou un ancien métier, un animal symbolique… Ces créations se sont multipliées après la seconde guerre mondiale. Après une éclipse dans les années1960, de nombreuses Flandre, 500 en Wallonie, 100 à Bruxelles, 450 dans le Nord de la France et 2000 en Catalogne. Le nombre est plus réduit en Grande-Bretagne, en Italie, sences en dehors des mannequins qui peuplent les chars de carnaval.

Comme l’a montré dans cette revue Anne-Marie Marré-Muls en novembre 1988, Carnières a eu aussi un géant entre 1953 et 1965. Appelé saint Lambert, il représentait bien le Coron Saint-Lambert dont il animait la ducasse en septembre. Construit en armature de fer, il mesurait 2,50 à 3 mètres et pesait 45 kilos. Il est bien représentatif de ces géants de cortège foisonnant en Hainaut entre 1946 et 1960. D’après La Nouvelle Gazette, les deux mannequins exposés à l’entrée du musée sont sortis au début des années 2000 pour Carnières en Spectacle.

Jean-Pierre DUCASTELLE




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