Ce jour-là, qui était de l’an de grâce 1554, l’homme veillant sur la tour ouest des murailles de Bouvignes, aperçut des masses confuses qui venaient de Dinant.

Or, il s’était passé à Dinant des choses extraordinaires. Les soldats d’Henri II, roi de France, l’avaient mis à sac. Bouvignes qui haïssait Dinant, s’en était d’abord réjoui, puis elle avait réfléchi que le même sort pourrait bien lui être réservé, le roi n’ayant pas d’appétit limité.

Aussi le cri du veilleur mit-il bien vite Bouvignes en éveil. Les chefs coururent aux remparts et, aux scintillements des armes, aux harnachements des cavaliers, aux costumes des fantassins, aux étendards et bientôt aux sonneries, ils ne tardèrent pas à se convaincre que les armées du roi de France marchaient directement sur eux.

A Bouvignes, soldats et paysans étaient des batailleurs, qui ne comptaient plus leurs victoires. Ils avaient su, non seulement résister à Dinant, mais aussi au prince-évêque de Liège, qui traînait pourtant derrière lui des milliers et encore des milliers de combattants. Le premier saisissement passé, ils sourirent de l’audace des soudards royaux et dépêchèrent à la citzdelle de Crèvecœur Jean Baudoin en qualité d’émissaire.

De Jean Baudoin, la réputation était grande.

Il passait, et à juste titre, pour le plus habile de son époque dans l’art de travailler le cuivre. Il s’était fait une renommée en reproduisant les portraits des fameux artistes de son siècle et des siècles antérieurs; ceux des peintres Hubert, Jean Van Eyck, Memling; ceux des sculpteurs qui firent, par exemple, le tombeau de Philippe le Hardi; ceux des tisseurs auxquels on devait les tapisseries de Brabant et de Flandre; ceux des orfèvres, ceux des architectes de Louvain, de Bruxelles, de Gand et d’Anvers ; tels que Jean van Ruijsbroeck et Jean Appelmans ou Amelo ; et celui du musicien Jean le Teinturier, chanoine de Nivelles et fondateur d’une école célèbre; et ceux de Jean Froissart, de Philippe de Commines, de Georges Chastellain, d’Alost d’Olivier de la Marche, chroniqueur émérite, si bien que les gens de Bouvignes se plaisaient à dire : « Baudoin sait ressusciter les gens. Seulement, au lieu d’être en os, ils sont en cuivre ».

Baudoin, comme bien vous pensez, était adoré des femmes, la gloire les attrapant comme le miroir les allouettes. Mais Baudoin n’en abusait pas. D’abord parce que le travail le prenait presque tout entier. Ensuite, parce qu’il aimait profondément dame Marguerite d’Aire, veuve de François d’Aire, tué par les Dinantais, laquelle dame Marguerite d’Aire s’était donnée à lui la veille et lui avait juré de n’être jamais à d’autres.

Or, à la citadelle de Crèvecœur s’était réfugiée dame Marguerite d’Aire, en com- pagnie de deux amies d’enfance, Jeanne de Carnières, femme du gouverneur de la susdite citadelle, et Nanine de Grimberghe, fiancée au jeune comte de Bruges, qui se battait alors sous Valenciennes.

Jeanne de Carnières personnifiait l’épouse dans tout son amour et conséquemment sa fidélité; Nanine de Grimberghe vivait pour le comte ce Bruges qu’elle devait épouser dans quelques semaines.

Il fit part du danger au gouverneur qui ne le soupçonnait pas, car, ce jour-là, on célébrait, verre en main, l’anniversaire du baptème de l’étendard flottant.

Jeanne de Carnières demanda à son mari qu’il la laissât se battre à son côté : Nanine de Grimberghe jura d’imiter le courage de Jeanne de Carnières.

Quant à Marguerite d’Air, elle s’empara d’une courte hache et fil le voeu de tuer le premier soldat d’assaut si Dieu le mettait à sa portée. Cela fait, elle embrassa son amant, qui retourna sur les remparts de Bouvignes, tout réconforté du baiser de sa maitresse.

Cependant, l’armée ce la France avançait toujours.

On reconnaissait maintenant la forme des armes, on pouvait compter les pièces d’artillerie et déchiffrer les blasons brodés cur les oriflammes.

Elle s’arrêta à un kilomètre et se disposa à combattre.

Il se fit un silence terrible sur les remparts de Bouvignes et sur la plate-forme de la citadelle de Crèvecœur.

Ce fut un coup de canon qui le troubla.

Il venait du côté des assiégeants.

Grande et rude fut la bataille.

Tandis que les pièces d’artillerie du roi de France fondaient à toute volée, celles de Bouvignes et ce Crèvecœur répondaient à qui mieux mieux. L’air fut déchiré de boulets, de balles, de flèches et de pierres. Mais les boulets du roi de France étaient Cirigés avec plus d’habileté, lancés avec plus de force et les dommages qu’ils causaient si fréquents et si graves que les assiégés en arrivaient à désirer l’assaut.

Jean Baudoin se faisait remarquer par son impatience et sa rage. Penché sur spectacle qui se déroulait sous ses yeux. Ce qui lui fournirait l’occasion de « frapper l’ennemi du marteau ».

Tout d’un coup, un bruit effroyable se fait entendre.

C’est un mur de Bouvignes qui s’écroule.

Des milliers de Français se précipitent et s’introduisent par la brèche.

En vain les gens de Bouvignes leur opposent la plus vigoureuse résistance, rien ne tient contre les assiégeants.

A la vue de ses camarades qui tombent, la colère aveugle Baudoin. Il crie le nom de sa maîtresse et fond, seul, sur une poignée de soldats. Son épée fait des merveilles, mais il a le nombre contre lui. Après une demi-heure de lutte héroïque, il tombe en mumurant : ” Dieu sauve Marguerite! Dieu sauve Marguerite ! » Puis il rend son âme, du même coup perdue pour l’Amour et pour l’Art.

Maîtres de la forteresse de Bouvignes, les assiégeants tournent leur colère contre la citadelle de Crèvecœur. Ils s’en approchent.

Quelle n’est pas leur surprise !

Le premier spectacle qui frappe leurs yeux est celui de Marguerite d’Aire, Jeanne de Carnières et Nanine de Grimberghe, armées en défense et semblant les exciter à venir.

— Des femmes nous tiendraient-elles tête ? demande le chef de l’artillerie.

– Les gens de Bouvignes, murmure un porteur d’étendard, nous opposeraient-ils des « soldats à tétons», pour nous humilier ?

– A moins, observa un capitaine que ce ne soit des sorcières.

— Ou des folles! ajouta un vieil allumeur de mèches, qui avait guerroyé vingt ans dans la Flandre.

Et comme des rires accompagnaient la réflexion, une voix plus sonore encore que les autres s’éleva, celle du commandant Igueberg :

– Vous ne voyez donc pas qu’elles meurent d’envie de faire l’amour avec nos reitres!

Et se tournant vers ces derniers :

– Prenez-les! Je vous les livre !

Un formidable hurrah s’éleva parmi les soldats du roi de France, auquel trois cris féminins répondirent :

– Tue !

Il faut croire que la promesse mit du cœur au ventre des mercenaires, car ils s’élancèrent si vigoureusement et dans une poussée si vive, qu’ayant atteint le premier pont-levis de Crèvecœur, ils grimpèrent aux poutres, brisèrent les chaînes et firent une percée par où les autres suivirent.

Le premier qui les reçut fut le gouverneur. D’estoc et de taille il en tua onze Puis ayant reçu un coup de feu à bout portant, il posa la main sur son pourpoint fumant et expira.

Le second qui soutint le choc, fut un maître d’artillerie qui eût la tête écrasée par une crosse d’arquebuse.

Et plus les assiégés se dévouaient, plus les cadavres s’amoncelaient.

La bataille dura cinq heures, après lesquelles la plateforme de la citadelle de Crèvecœur appartient aux vainqueurs et aux corbeaux.

 A ce moment, les reîtres réclament les trois dames qu’ils ont oubliées dans la fureur de l’attaque, lorsque levant la tête pour chasser les corbeaux, ils aperçoivent Marguerite d’Aire, Jeanne de Carnières et Nanine de Grimberghe qui, grimpées sur le faîte de la tour du veilleur de nuit, contemplent l’horreur de la victoire.

Cheveux au vent, les yeux effarés, la bouche muette, les poings fermés si fort que les paumes en saignent, elles se demandent comment elles échapperont au destin qui les menace.

En vain elles consultent l’horizon, pas de secours possible.

Namur a désarmé, Yvoir a désarmé, Montaigle est sans soldats, Houx sans habitants.

Rien que l’immensité et, en bas, le fleuve qui charrie des morts. Alors toutes trois échangent un regard.

Elles se sont comprises.

– Pour mon mari! s’écria Jeanne de Carnières.

– Pour mon fiancé ! s’écria encore Nanine de Grimberghe.

– Pour mon amant! s’écrie enfin Marguerite d’Aire.

Et, stupéfaits, les soldats du roi Henri Il contemplèrent les corps des trois femmes qui, après avoir culbuté dans l’espace, disparurent dans les profondeurs de la Meuse.

D’où l’on peut tirer cette moralité que l’amour est toujours l’amour, qu’il soit permis, espéré ou défendu.

A la place où disparurent les trois dames de Crèvecœur, poussèrent, et cela pendant de longues années, de grands lys d’eau dont les fleurs servaient de « gage d’amour» aux jeunes gens du pays.

On peut en voir un exemple sur un reliquaire qui repose dans la chapelle du Saint Sang, à Bruges.

Bouvignes n’a plus souvenance de l’autrefois.

C’est aujourd’hui un petit hameau bien tranquille et qui n’offre d’autre intérêt — à part les ruines – que celui d’une église assez intéressante et d’une antique maison

de bailliage, en briques roses et au toit festonné de pierre. La partie qui donne sur la Meuse est occupée par des industriels et des brasseurs.

J’ai remarqué que les filles y étaient assez jolies.

Reste à savoir si l’histoire des Dames de Crèvecœur est devenue chez elles une tradition.

(« L’Evénement »)

Georges DUVAL.

Ce récit, qui est emprunté au journal « L’Evénement», reproduit par « L’Express » de Liège, cite un membre ce la famille de Carnières. Publié début du XX° siècle et relaté par Gonzales Decamps.

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