Le vendredi précédant le jour de la ducasse est réservé à la confection des tartes. Et quelles tartes! Fameuses, elles le sont par leurs dimensions (au moins 35 à 38 cm de diamètre) et surtout par leurs qualités gustatives. Les garnitures varient : pâte de pommes, pruneaux cuits, écrasés au pilon et passés au tamis (le passe-vite n’est pas encore inventé par le célèbre Carniérois (voir Feuillets), compote d’abricots ou encore de sucre blanc ou de cassonace de Candi, tacheté de noisettes de beurre fondu, etc… mais le « clou » c’est la tarte au riz, merveille dont nos grands-mères possédaient le secret et que nous évoquons avec nostalgie…

Leur préparation se déroule, selon la tradition, en un véritable cérémonial : l’aînée des femmes préside et organise les opérations successives. Quelle responsabilité! Les filles, belles-filles sont mobilisées !

Si la future bru se montre habile, elle sera reconnue apte à remplir ses devoirs de bonne épouse et capable de rendre son mari heureux. L’adage populaire veut que l’on garde un mari par le ventre, c’est-à-cire en flattant sa gourmandise. Il est encore valable de nos jours et les jeunes femmes, en mal de mari, auraient intérêt à le méditer !

L’emploi de matériel de chauffage sophistiqué, la compétence des pâtissiers contemporains, les recettes mirobolantes ne remplacent pas le savoir-faire de nos aïeules. Et pour cause : où irait-on dénicher le vieux « fournil » abritant le four alimenté par des bûches de bois incandescentes et chauffées à point par une personne expérimentée ? Ou trouverait-on le bon lait de ferme frais trait le matin, les œufs sortant du poulailler ? Qui prendrait encore le temps de faire tremper le riz pendant 12 heures (16 pintes de lait pour 1 kg ce riz. en Belgique, la pinte équivalait à un demi-litre), de le cuire lentement à feu coux, ce tourner patiemment, à l’aide de la spatule en bois, le fond de la marmite, d’ajouter la dose suffisante de sucre, la gousse de vanille, le bâton de cannelle, les amandes pilées, d’y incorporer les jaunes d’œufs (1 à 1 1/2 quarteron d’œufs pour 1 kg de riz), les blancs battus en neige ferme au fouet plus le verre de rhum de Jamaïque.

Qui connaît encore ces petits secrets transmis de mère en fille? Qui aurait encore la compétence et la patience nécessaires pour la réalisation de ces chefs-d’œuvre culinaires ?

Préparatifs culinaires : Les Tartes

Qui connaît encore le moment opportun où les braises sont à point pour enfourner les tartes? Car il faut être expérimenté et très habile, non seulement pour allumer le four mais aussi pour maintenir et régler la température suivant les différentes phases de la cuisson : mettre le feu à un tas de petits bois taillé en courts morceaux, lancer les fagots de paille et, dès qu’ils s’enflamment, enfourner les grosses bûches, n’est pas chose aisée.

Pour introduire, déplacer et enlever les tartes (parfois 20 tartes à la fois), on utilisait des outils spéciaux : « rangons», « fourgons », etc.

A leur sortie du four, on dépose les tartes directement sur un drap bien propre recouvrant une couche épaisse de chaume étendue à même le sol dans un couloir pour récupérer les platines qui doivent servir à une deuxième fournée et laisser refroidir lentement les tartes avant de les descendre en cave.

Le Dîner de Ducasse

Sont invités les grands-parents (qui occupent la place d’honneur), des oncles, tantes, neveux, cousins, cousines et amis venus en train de différentes localités voisines ou même éloignées (Mons, Charleroi, etc.).

Le nombre de convives varie d’une famille à l’autre entre 15 et 35 personnes.

LA TABLE

Tous les Carniérois, riches comme pauvres, exhibent leurs plus beaux objets. Dans les milieux aisés, on sort la belle nappe blanche en toile damassée, aux initiales brodées à la main et le service d’apparat en porcelaine blanche, assiettes et plats à festons.

Au milieu de la table, s’étale le « chemin de table» brodé, serti de dentelles sur lequel sont disposées corbeilles à pain et à fruits. Les verres à bière et à vin brillent de tout leur éclat. Sur les assiettes se dressent les « bonnets d’évêque» ou les « éventails » réalisés dans des serviettes de grandes dimensions, assorties à la nappe.

On extrait aussi les couverts en argent ou argentés de leurs écrins rembourrés.

Dans les autres demeures, c’est-à-dire dans la majorité des cas, si la nappe n’est pas tissée de fil de lin, elle est taillée dans une toile de Vichy ou de coton à larges quadrillés de couleur ou à petits carreaux rouges et blancs et les couverts sont en fer étamé, le tout d’une propreté exemplaire !

Les enfants groupés à une extrémité de la table doivent bien se tenir, c’est-à-dire respecter les consignes rigides de l’époque: défense absolue de participer à la conversation des adultes, manger modérément de tout, sans caprice, ne pas salir la nappe et recommandation classique ne pas utiliser les barreaux inférieurs des sièges en bois, comme repose-pied.

Au début, tout se passe bien; la curiosité des petits l’emporte sur les velléités belliqueuses. Il y a bien une tante, une citadine, à l’accoutrement original vêtue d’une blouse de couleur tango (elle fait fureur à une certaine époque) qui contraste avec la couleur foncée des « tailles» des autres dames, qui les distrait ; une autre parente portant un chignon à échafaudages savants (Mistinguett n’a pas encore lancé la mode des cheveux courts) attire leur attention; un oncle dont la poitrine expose ostensiblement une belle chaîne de montre avec breloques pendantes, en or plaqué, en argent ou en nickel, la montre énorme enfermée dans un boîtier se cache dans le gousset d’un superbe gilet de fantaisie porté sous la veste et laissant apercevoir la chemise blanche, immaculée, empesée, le faux-col raide, à coins cassés, véritable carcan autour du cou, las épate, ou encore un cousin farfelu racontant des anecdotes un peu osées (que les enfants moins éveillés que ceux d’aujourd’hui ne comprennent d’ailleurs pas) qui provoque l’hilarité générale.

Cette sagesse passagère des tout jeunes est loin d’être désintéressée, pour s’amuser à la ducasse, il faut récolter, rassembler quelques menues monnaies « une dringuée » auprès de Bon-Papa et de Bonne-Maman et d’autres invités souvent bien plus généreux que les parents fort économes en ce temps-là !

LE MENU

Le menu se compose généralement d’une poule au pot précédée de son bouillon. La volaille a été achetée vivante chez le fermier ou prise dans le poulailler familial où elle a été élevée spécialement pour le diner de ducasse, La ménagère l’a déplumée, vidée, cuite à point la veille puis découpée et présentée dans un plat circulaire profond avec une excellente sauce poulette.

Chez les moins nantis, on se contente d’un pot-au-feu, un « bouilli » également annoncé par un riche bouillon. Dans les assiettes outre, les légumes habituels, on a déposé une grosse biscotte ou une mastelle et des perles de tapioca.

Le second plat consiste en un rôti de veau avec salade de laitue aux œufs cuits durs et pommes de terre nature ou en un civet de lapin de garenne mariné pendant plusieurs jours et accompagné de pruneaux.

LES BOISSONS

La boisson courante est la bière livrée à domicile en tonneau par les brasseries locales telles Marca, Bughin ou des brasseurs : Valenduc, etc. ou des Coopératives Bon-Grain, Jolimont, etc.

Mais sur certaines tables, on trouve, pour la fête, d’excellents vins de Bordeaux bien corsés et chambrés à point et aussi des bouteilles de Bourgogne issues du caveau à vin (que toute maison bourgeoise possédait) enrobées de dépôts poussiéreux, preuve de leur âge avancé, et couchées douillettement dans leur panier en osier enrubanné.

Le vin, de bon cru, acheté en tonneau à des viticulteurs français renommés dont les représentants visitaient annuellement leurs clients à Carnières, était mis en bouteille avec infiniment de précaution (choix du lieu, du moment, de la qualité du liège, etc.) par l’acquéreur. De nos jours, l’acquisition de tels crus et leur stockage exigeraient et immobiliseraient des capitaux trop importants.

Les enfants sont rationnés en vin. De temps en temps, profitant de l’animation générale, une petite main se glisse prudemment pour saisir le verre de Bonne-Maman et le déguster à la dérobée.

La boisson aidant, la conversation s’anime. Les messieurs, la serviette de table nouée autour du cou ou accrochée par un coin au col empesé, rarement déployée sur les genoux, apprécient la bonne chair, se servent copieusement et prennent quelque liberté avec le vin.

INTERMEDES

Le dîner se prolonge dans l’après-midi. Les différents services sont interrompus par des intermèdes de musique de chambre. Toute jeune fille de « bonne famille» joue ou tout au moins «tapote» sur le piano; c’est ainsi que l’on a l’occasion de réentendre des « rengaines» : La prière d’une Vierge – Le beau Danube bleu – Le lac de Côme – Le chant des anges – Le Carnaval de Venise, etc. Chacun des convives se prête volontiers à faire entencre une voix (souvent faussée) de ténor, de soprano ou de baryton dans les Pensées d’Automne, les Millions d’Arlequin, Frou-Frou, Le temps des cerises, etc. On se risque même au Duo de Mireille, aux Cloches de Corneville, aux Saltimban-ques, etc… !

Quant aux vieux, très applaudis, c’est avec joie qu’ils entonnent les chants du terroir. Point n’est besoin d’accompagnement pour chanter Pays de Charleroi – Menne c’est ni co Frameries… Léim plorer – Elle m’avait toudi promis, etc…

LE DESSERT

Vers 16 heures, présentation des tartes alléchantes sur d’immenses plateaux à pied munis de jolies pelles (cadeaux de mariage). Applaudissements chaleureux comme pour un défilé de mannequins. On admire leur forme, leur couleur, leur galbe! Il y a pour tous les goûts : riz, prunes, abricots, pâte de pomme, sucre, etc… Elles se débitent et se succedent rapidement. La gourmandise l’emporte. Les morceaux sont de dimension car, à Carnières, on découpe une grande tarte en 8 morceaux et non en 16 (ce qui était le cas dans une commune voisine !).

LES PREPARATIFS : LE NETTOYAGE

Dans la vie quotidienne de cette époque faite, pour tous, de labeur et de soucis, la ducasse apparaît donc comme un événement important, capital même, dispensateur de rêves et fort attendu par toutes les couches de la population.

Chacun s’y prépare de bonne date. Tout est rigoureusement programmé et cela 30 ans avant l’apparition de la 1re génération d’ordinateurs !

Selon l’usage, l’habitation subira la 1re l’offensive du nettoyage. Naturellement, la tâche la plus lourde incombe à la ménagère. Dans notre village, cette dernière soumise aux contraintes sociales parfois bien pénibles mais résignée à son sort, semble loin de prévoir le confort et les facilités qu’apporteront plus tard les techniques modernes et encore moins imaginer les revendications des suffragettes et des féministes modernes. Les « grandes manœuvres» la mettent à rude épreuve. Branle-bas général dans toute la maison tant à l’intérieur qu’à l’extérieur !

Tout, du grenier à la cave, sera déplacé, retourné, frotté, astiqué à l’huile de bras

Première attaque : les fenêtres.

Dans chaque rue, dans chaque quartier règne une véritable émulation : toutes les vitres doivent être lavées, rincées à grandes eaux, essuyées à la peau de chamois. En avant brosses, têtes de loup, seaux métalliques galvanisés, énormes seringues en zinc (en fût de canon) – à ne pas laisser traîner sur le trottoir, car c’est un jouet qui fascine gamins et filles qui profitaient de la moindre inattention des parents pour s’asperger l’un l’autre !

A l’intérieur, les fenêtres sont dégarnies, déshabillées, rideaux en guipure, jalou-sies, stores en toile ivoire (enroulés sur une canne en bois et déroulés au moyen d’un cordon glissant sur une petite poulie à une extrémité) sont enlevés, secoués, lessivés, teintés ou s’il y a lieu, remplacés par du neuf.

Toutes ces opérations d’une importance « primordiale» pour le prestige de la ménagère se déroulent dans une atmosphère de concours.

Les voisines rivalisent d’ardeur. Elles s’épient mutuellement. Quelle sera la fenêtre reconnue la plus « propre» c’est-à-dire la mieux garnie ?

La plupart des maisons aux façades chaulées, sont blanchies à nouveau. Dans ce cas, les hommes se dévouent. On les voit, perchés sur une échelle en bois, promener sur le mur, d’un mouvement cadencé de gauche à droite, et de droite à gauche la brosse à blanchir fixée solidement à l’extrémité d’une hampe et trempée cans un lait de chaux

Les soubassements sont recouverts d’une couche de goudron noir. On prétendait que le goudron avait une action désinfectante. Actuellement, on l’accuse d’être cancérigène !

Pendant ce temps, la marmaille ne se prive pas de quelques « mauvais coups ». à savoir : escalader le bas de l’échelle (au risque de déséquilibrer le peintre amateur), renverser le pot à goudron, prendre à pleines mains la brosse ou les pinceaux et, en désespoir de cause, s’essuyer les doigts sur le fond de culotte ou sur le tablier.

On soigne la façade de la maison, avant tout, la partie la plus visible, la « devanture ». Peut-on appeler cela un trottoir ?

Recouvert parfois de pavés en porphyre, parfois de dalles en pierre bleue (luxe) et le plus souvent de terre battue envahie par des centaines de graminées sauvages. Quel qu’il soit, a la veille d’une procession ou d’une ducasse, il exige un entretien saisonnier. Les enfants, quand ils ne s’esquivent pas à la douce, les vieux dont le dos n’est pas encore trop douloureux peinent tour à tour pour enlever au couteau la mousse incrustée entre les pavés. Quelle corvée !

On déverse quantité de seaux d’eau (eau de citerne ou ce pluie, la canalisation amenant l’eau de ville n’existant pas). On brosse, on frotte à tour de bras.

Et claquent les sabots de bois sur les trottoirs et les pavés. On pousse plus loin le besoin collectif de propreté. Des troupeaux de vaches se déplacent journellement pour paître dans des prairies éloignées des fermes et rentrent au début de la soirée pour la traite du lait. Ils aspergent copieusement les rues en bouses tandis que les chevaux tirant charrettes et chariots, véhicules de toute espèce fournissent le crottin récupéré comme engrais par les riverains.

Il s’agit donc pour ceux-ci de débarrasser, à l’occasion de la fête, la voirie communale de tous ces excréments d’animaux (voire humains à l’occasion…)

A L’INTERIEUR : NETTOYAGE

A l’intérieur de l’habitation, la 1re pièce en façade dite « place de devant» subit à son tour les ardeurs ménagères. Il faut savoir qu’on utilise cette pièce d’apparât dans les grandes circonstances comme salle à manger.

Imaginez le scénario d’une bande dessinée :

1er tableau

un buffet ou une dresse (souvent en vieux chêne), une table rectangulaire, des chaises à dossier sculpté que l’on frotte et cire énergiquement (encaustique : bloc de cire dissout dans de l’essence de térébenthine).

2e tableau

des cadres dorés (représentant de vagues paysages d’Italie, des lacs embrumés, des madones mystiques, des scènes baroques) dont la valeur est proportionnelle à la quantité de dorure… — des chromos de bon ou de mauvais goût – des portraits de communiants, de jeunes mariés, de vénérables personnages figés sous leur verre – et orgueil de la famille : des diplômes, des distinctions honorifiques, des décorations encadrées, que l’on dépend, époussette au plumeau (bouquet de plumes vertes) et essuie à la peau ce chamois tout en éprouvant un sentiment de piété et d’admiration.

3e tableau

des assiettes en faïence de Nimy, de Tournai, de Boch, ornant le mur, que l’on décroche, des bibelots de tout genre disséminés par-ci, par-là que l’on nettoie avec infiniment de douceur et de patience.

4e tableau

on démonte des lampes en bronze, des suspensions en laiton, on décrasse des quinquets sur pied, on raccourcit soigneusement les mèches avant de les mettre à niveau, et de faire le plein de pétrole dans le ventre des lampes.

5e tableau

le crucifix en cuivre, la batterie de cuisine (poëlons, bouilloires, casseroles, cafetières etc…) et autres objets en cuivre, sont frottés à l’oseille et au blanc d’Espagne. Travail fastidieux s’il en est ! Tout cela ne se fait pas sans incident : des clous, des crampons sortent de leur lit, des cordons de suspension se déchirent, des verres se brisent, des marteaux se trom. pent de cible et écrasent des ongles…

6e tableau

arrivée discrète des petits curieux et héros malheureux de quelques incidents lors des travaux extérieurs. Ils restent ébahis devant un tel spectacle et souhaiteraient participer au déroulement des opérations; admirer de près les portraits de famille soulever une assiette en faïence et s’armer du plumeau pour jouer au capitaine.

Hélas, la ménagère énervée et fatiguée, les repère et les rejette sans ménagement hors de la maison afin d’éviter des « drames» (bris d’objets de valeur). Ce qui ne les empêche nullement de revenir à charge à la moindre occasion.

Ils obtiennent enfin gain de cause; on leur confère quelques menus travaux qu’ils exécutent avec grand soin.

Mme Annino – Hecq



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