INTRODUCTION

Le mot « kertin » en wallon du centre, définit le panier utilisé par la ménagère pour faire son marché. La guerre des « kertins » désigne la grève organisée en 1911 par les ménagères ouvrières de la région du Centre, instaurée suite à l’augmentation subite et excessive des produits laitiers et de la viande.

Nous avons retrouvé dans des notes transmises par feu René Ledoux, ancien échevin de Carnières et cheville ouvrière du Cercle de Recherches et d’Education Culturelles de Carnières (C.R.E.C.C.) des notes non signées et non datées, faisant partie d’un travail réalisé pour l’examen de maturité qui avait été de rigueur dans les années 1965… C’est à partir de ces excellentes notes, que nous analysons aujourd’hui la « Guerre des kertins », un épisode très spécial de l’histoire sociale de Belgique.

LA SITUATION ÉCONOMIQUE DE LA BELGIQUE AU DÉBUT DU XXe s.

En 1900, en Belgique, on compte 6.700.000 habitants; ce qui en fait l’un des pays les plus denses d’Europe. La situation démographique est apparemment brillante. La population active peut alors se scinder en deux : 48% travaille dans le secteur de l’industrie 16% constitue la population agricole.

En effet, depuis la période dite d’industrialisation, le pays devient nettement industrialisé et pendant la vingtaine d’années précédant la première guerre mondiale, on assiste à une grande expansion et à des progrès de l’économie.

Les travailleurs sont attirés par la ville, ou plutôt, par l’industrie car les conditions de transport sont meilleures et les abonnements des ouvriers sont bon marché. Même si les ouvriers se rendent chaque jour à l’usine, ils continuent à cultiver un petit lopin de terre et à se consacrer au petit élevage.

LA GUERRE DES KERTINS

Nous sommes en août 1911 : l’été est torride et la sécheresse règne. À Carnières par exemple, le fermier Albert Bougard nous dit se rappeler que cette année-là, le puits de la ferme de sa mère est à sec !

Depuis deux mois, il fait vraiment très chaud. Les producteurs en profitent pour augmenter le prix des œufs. C’est vrai que plus personne n’a de pâturages verts et le fermier doit acheter du fourrage et des tourteaux à des prix élevés dans le commerce. Il y a donc une diminution du rendement du lait et le prix du beurre aussi augmente. De plus, les troupeaux de vaches laitières sont contaminés par la stomatite ou « cocotte» ; le virus de la fièvre aphteuse fait baisser la production de lait de façon importante.

On pense alors en Belgique, importer des produits laitiers étrangers mais les taxes d’entrée de ces produits (20 Fr pour 100 Kg) sont trop élevées. Le prix des œufs augmente aussi !

La Belgique ne pouvant suffire à la consommation grâce à sa propre production en temps normal, la situation est donc bien catastrophique.

La population s’imagine, à tort, que les bénéfices des augmentations vont aux fermiers. C’est loin d’être exact et la sécheresse est une perte sèche pour les fermiers et pour l’économie du pays.

Dans les pays voisins, la Hollande et la France qui sont nos fournisseurs habituels, la situation est pareille.

DÉROULEMENT DES ÉVÉNEMENTS

Mercredi 23 août 1911
Les premiers troubles apparaissent aux marchés d’Houdeng-Aimeries et Écaussinnes.
L’augmentation du prix des œufs les rendent inabordables.
À Houdeng, les ménagères font du tapage; les œufs vendus au prix fort ne sont pas achetés par les ménagères associées. Il y a des bagarres entre les ménagères grévistes et les acheteuses. La Police tente de calmer les esprits.
Les fermières qui vendent au prix fort retournent chez elles avec leurs marchandises, au moins ce qui reste des paniers renversés et des produits piétinés (1).
A Écaussinnes, même problème pour les œufs et le beurre. Les premières pancartes apparaissent : « Douci, on rind les yards ». Seules les marchandises vendues à prix modéré sont achetées.
Le mouvement s’étend à La Louvière, Braine-le-Comte, Chapelle-lez-Herlaimont, Trazegnies, le Nord de la France (Maubeuge, Avesnes, Denain, Valenciennes, Dison…).

Mardi 29 août 1911
Les fermières vendent leurs marchandises de porte en porte mais elles sont découvertes et poursuivies par plus de 200 manifestantes agressives. La Police doit intervenir pour protéger les fermières. À Jolimont se forme un cortège de plus de 400 femmes.
Après les œufs et le beurre, les produits de boucherie sont l’objet de récréminations (1).

Mercredi 30 août 1911
Les marchés du Centre et de France sont très mouvementés. Les « grélait de passer. Des cortèges défilent dans les communes, manifestant souvent devant les maisons des fermiers. La Police intervient souvent. Les hommes se joignent aux femmes, même si cela ne plaît pas vraiment ! La violence monte de plus en plus. La politique s’en mêle.

En septembre 1911
On constate que le mouvement s’étend dans le centre et dans le Nord de la France et même à Paris. Les cortèges deviennent plus imposants. Des fermiers cèdent. La Police et la Gendarmerie ont de plus en plus de mal à maintenir un semblant d’ordre. On annonce une augmentation du prix du café et du pain. Des laitiers décrètent une grève pour manifester leur soutien aux ménagères en colère.

Lundi 4 septembre 1911
La situation reste grave. C’est surtout le prix de la viande qui est au centre du problème. Le mouvement de révolte s’étend à la Flandre.

Samedi 9 septembre 1911
Une solution est trouvée par le Gouvernement en France.
Néanmoins, en Belgique, il y a encore quelques petits incidents, mais on peut affirmer que le calme revient. La cause de cette accalmie est sans doute la diminution des prix du lait.

Dimanche 10 septembre 1911
Les bourgmestres de la région du Centre et de la région de Charleroi se réunissent au château de Mariemont, sous la présidence de Raoul Warocqué.

Lundi 11 septembre 1911
La situation se régularise et les ménagères reprennent la vie habituelle. Tous les marchés sont calmes dans les régions du Centre et de Charleroi ; les transactions ont lieu normalement.
On peut donc affirmer que la réunion des bourgmestres du 10 septembre a porté ses fruits car le Gouvernement a pris les mesures demandées, après une étude du problème.

CONCLUSION

En 1911, la vie est rude pour les ouvriers et on comprend facilement que les gens se révoltent, surtout en présence d’une grosse augmentation des vivres de première nécessité.
Une amélioration de la situation précaire des ouvriers de cette époque est due à l’action des premiers syndicats et du P.O.B.
Notre but dans cet article n’est pas d’étudier l’influence des premiers syndicats et du P.O.B. sur la vie rurale, entre autres, mais nous tenons à attirer l’attention sur un événement si surprenant qui va préluder à une conscientisation plus motivée de la pauvreté de la plus grande partie de la population de cette époque.
Nous remarquons aussi le caractère assez exceptionnel de la « guerre des kertins », des manifestations et des grèves qui en découlent.
En effet, ce mouvement de révolte n’est pas organisé par les travailleurs ni par les syndicats mais par les ménagères ouvrières de nos localités.
La cause initiale de cette action est aussi à étudier : les élévations de prix que nous subissons de nos jours en réclamant beaucoup mais en agissant peu.
En 1911, beaucoup de gens souffrent de la faim; la mortalité infantile est élevée; voilà au moins deux raisons principales de ce conflit de juillet-août 1911.

A.M. Marré-Muls


BIBLIOGRAPHIE
Alain CHATRIOT et Marion FONTAINE, « Contre la vie chère » Cahiers Jaures, 2008/1-2, pp. 187-188. B.S.
CHLEPNER, Cent ans d’Histoire Sociale en Belgique, Bruxelles, 1958.
LES NOUVELLES, journaux du 23 août 1911 au 14 septembre 1911.
Godelieve MASUY-STROOBANT, « 1911, un été exceptionnel en Belgique » Annales de démographie historique, 2010/2 (n° 120), pp. 179-197.
Maurice VAN DEN EYNDE, Raoul Warocqué, seigneur de Mariemont, 1870-1917, Morlanwelz, 1970.

(1) Texte extrait de La guerre des kertins, examen de maturité, sans nom, sans lieu, sans date (vers 1965).

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