On situe en général pour nos régions, le bon vieux temps aux environs des années 1890-1910. Notion évoquée surtout et avec amertume par toute une race d’anciens qui ont pu au cours de leur vie, apprécier les bienfaits de l’évolution sociale et se souvenir par comparaison, des années antérieures à 1890 et de celles qui se sont lamentablement passées de 1914 à 1918.

De 1800 à 1900, la population de Carnières est passée de 1250 à 7500 habitants, soit 6 fois plus; prodigieuse explosion démographique, commune à tous les villages industrialisés de Wallonie.

Parmi les 1250 habitants de 1800, un grand nombre de ceux-ci trouvaient leurs ressources dans la clouterie, la taillanderie et la chaîneterie.

Quand le Premier Empire expira au grand soulagement de l’Europe, notre village appauvri par les réquisitions et les pillages des armées successives vit avec effroi que la France, gros acheteur de clous et de pièces de forge, nous fermait ses portes afin de protéger sa propre industrie.

Qu’allaient faire nos braves cloutiers pour survivre ?
Une seule issue possible: l’industrie charbonnière, grande utilisatrice de main-d’oeuvre, commençait à se développer. Les cloutiers carniérois furent bien contraints de se reconvertir et descendirent à la fosse, un peu déroutés par le dur et long labeur que l’on exigeait mais tout heureux de trouver un salaire relativement garanti.
Cependant les mutuelles de secours n’existaient pas et comme nul n’était à l’abri ni de la maladie, ni de l’accident de travail, la survie d’une famille était fort precaire.

C’est ainsi qu’un moyen naturel de parer à cette situation fut d’avoir le plus d’enfants possible et de les mettre au travail dès l’âge de 8 ou 10 ans. Ce fait est la base de l’accroissement de la population dont nous avons parlé tout à l’heure. Il n’est pas rare de constater dans les registres de population de l’époque, 15 à 18 naissances en l’espace de 22 à 25 ans. Certes, tous ces enfants ne vivaient pas, mais il n’empêche que les familles d’alors étaient fort nombreuses.

Le logement est exigu, 2 à 3 pièces en général; la mère garde le foyer avec les jeunes enfants tandis que le père avec ses garçons et ses filles part travailler la journée entière.

On ne se préoccupe évidemment pas ou peu de l’instruction de la jeunesse, et si le père signe l’acte de naissance de son enfant, ce dernier est déclaré dans des actes 20 ans après, ne sachant ni lire ni écrire et se contente de tracer deux croix.

Petit à petit, la condition de vie est devenue infernale, le temps de travail est de 12 à 15 heures par jour. Gain journalier du père, de l’ordre de 2 Fr, celui de l’enfant de 3 à 5 fois moins. La nourriture du ménage est composée surtout de méteil, de pommes de terre, d’un peu de graisse. Comme le prix du grain est élevé, le salaire de la famille sert pratiquement à sa subsistance. Une légère augmentation du prix du pain accule immédiatement à la disette et à l’indigence. La sous-alimentation et le manque évident d’hygiène font le jeu des épidémies qui déciment notre village à plusieurs reprises.

Vers 1847, la maladie de la pomme de terre et la rouille du seigle plongent notre contrée dans le dénuement le plus total. Le brigandage sévit, des bandes de pilleurs que l’on surnomme les Gatulats sèment la panique chez les fermiers et les petits cultivateurs. Notre jeune Belgique traverse la crise la plus effrayante de notre Histoire.

A partir de 1850 on se ressaisit, les salaires augmentent légèrement, le prix des céréales se stabilise, on organise une forme de scolarité, malheureusement boudée par les plus de 10 ans.

Cependant certains privilégiés commencent à construire de nouvelles maisons, on cultive son jardin, on élève des lapins, des poules, un cochon, et un certain miracle se produit, on échappe de justesse contrairement au pays de Charleroi et au Borinage, aux corons insalubres, aux phalanstères 1, aux bataillons carrés.

Dès 1870, certains mouvements sociaux se produisent et les ouvriers plus sûrs d’eux-mêmes s’organisent doucement en syndicats. Les Maîtres ne sont plus crus sur simple affirmation, le livret d’ouvrier, cette résurgence de la Féodalité, devient facultatif. Un droit de grève est reconnu, on fixe un âge minimum pour accepter les enfants dans les mines; les salaires appliqués dans le Centre sont plus élevés qu’à Mons et à Charleroi, au point d’ailleurs d’attirer une partie de ces populations chez nous. On crée des Sociétés de prêt pour maisons modestes, des caisses de secours et chaque ménage bien né pense enfin à faire construire une maison décente.

On peut enfin souffler un peu et c’est ainsi que dans une enquête sur la condition ouvrière vers 1886 on note que l’ouvrier du Centre croit vivre dans un petit paradis

Un bon travailleur en bonne santé ayant épouse économe et bonne ménagère pense enfin à donner à ses enfants, dont le nombre va décroissant, un peu d’instruction afin qu’ils n’aillent pas comme le père à la fosse.

Entre-temps, d’autres métiers moins abrutissants, par exemple ceux demandés par l’installation et l’exploitation des chemins de fer, font déserter les mines à une partie de la population.

Le commerce local voit le jour, des boucheries s’installent; le nombre de cafés se stabilise, pour décroître avant 1914.

Quand le bâtiment va, tout va, on devient maçon, charpentier, menuisier.

Les années de misère noire sont enfin passées, on parle de suffrage universel, on se bat, on l’obtiendra.

Le tirage au sort de sinistre mémoire est remplacé par un service personnel d’un fils par famille, puis peu avant la guerre par un service personnel général.

Le truck-système est interdit, il n’est plus permis de payer les ouvriers dans les cantines et les coopératives invitent et obligent les ménageres a payer comptant; l’instruction est enfin rendue obligatoire en 1914.

Les signes extérieurs de ce bon vieux temps sont nombreux et variés. Chaque quartier a sa ou ses ducasses. Dans les cafés se forment des Sociétés de Gilles, de Paysans ou de Pierrots qui participent au grand carnaval annuel. Le jeu de balle tombé dans l’oubli reprend ses droits.

En moins de 10 ans se forment 3 sociétés de musique. La Société d’Instruction populaire donne ses conférences au salon du grand Victor. Les Vrais Amis de Polymnie se réunissent au Vitrier. Le Cercle Talma triomphe à Matty.

. 1 Le phalanstère est une vaste association de production, au sein de laquelle les travailleurs vivaient en communauté, dans un petit paradis.

Robert Balestin (+)
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