La crise économique et la misère qui s’ensuivit à la fin des années 1880 ont entraîné une série de grèves et d’émeutes dans plusieurs régions industrielles de Wallonie.
Un des épisodes les plus graves s’est passé chez nous, à Carnières, à proximité du charbonnage du Placard. Ayant eu l’occasion d’acquérir un magazine français de l’époque (Le Monde Illustré, n° 1515, du 10 avril 1886) qui en a donné une relation assez précise, nous ne pouvons résister à l’occasion de vous en donner la relation, accompagnée des illustrations de ce magazine.

« Le 29 mars, une nouvelle échauffourée, qui occasionne encore plusieurs tués et blessés parmi les grévistes, éclate dans les charbonnages de Mariemont.
Au matin, deux cents émeutiers environ font leur apparition dans le petit village de Piéton, situé entre Carnières et Charleroi.

Ces individus viennent du village de Forchies, où ils étaient occupés dans les charbonnages de cette commune.

Samedi dernier, le travail a été interrompu dans les mines de cette localité. Tous sont armés d’énormes gourdins. En tête de la bande, deux grévistes porteurs de drapeaux rouges marchent de chaque côté de la route.
Arrivés en face de la gare de Piéton, les grévistes font halte et se répandent dans les nombreux cafés situés en face de la station.

Au café du Lion d’Or, qui est tenu par une veuve et sa fille, trente-quatre grévistes font irruption et demandent de l’argent.
On leur offre cinquante centimes.
– Que cela ! disent-ils, en jetant dédaigneusement la pièce par terre, puis brandissant leurs gourdins :
– Allons, disent-ils, servez-nous des chopes, des tartines bien beurrées, sinon, nous cassons tout.
– Devant ces menaces, et comme nous n’étions que deux femmes, nous raconte la propriétaire du Lion d’Or, il nous fallu bien pomper sans cesse de la bière.
Dans un café voisin, la propriétaire est frappée. A la gare, le chef de station est rançonné d’une trentaine de francs.

Après une demi-heure de halte, la bande se remet en marche sans être inquiétée, car il n’y a aucune troupe à Piéton. De Piéton, la bande des grévistes se dirige vers le puits du Placard, situé au nord du village de Carnières et dépendant des usines de Mariemont. Ils y arrivent vers midi. En ce moment, cent cinquante mineurs travaillent dans la mine. Les grévistes entourent l’ingénieur et les employés.
– On nous a fait remonter samedi, disent-ils, il faut que les autres remontent aussi ! Devant cette foule menaçante, l’ingénieur se voit obligé d’ordonner aux ouvriers de remonter du puits.

Mais à ce moment, la scène change : un employé est allé en toute hâte avertir un bataillon du 7e de Ligne, qui est campé à quelques kilomètres de là, aux bureaux de Bascoup.
La compagnie du capitaine Neveu est aussitôt détachée et se dirige au pas de course vers le Placard.

Mariemont. Le Capitaine Neveu, du 7° de Ligne, fait trois sommations aux émeutiers qui viennent d'occuper le puits du Placard
Mariemont. Le Capitaine Neveu, du 7° de Ligne, fait trois sommations aux émeutiers qui viennent d’occuper le puits du Placard

En arrivant en vue du puits, les soldats aperçoivent les grévistes rassemblés dans un grand champ en avant de ce puits. Une cinquantaine de ces derniers se sont installés dans deux auberges situées sur la route, d’où ils sont chassés à coup de crosse et vont rejoindre leurs compagnons.

A la vue des soldats, les grévistes poussent de violentes clameurs. Le capitaine Neveu ordonne à sa compagnie de faire halte à une centaine de mètres des émeutiers; puis, seul, et suivi seulement de son clairon, il s’avance vers ceux-ci.

Le clairon fait trois appels, et le capitaine levant son sabre :

– Au nom de la loi, dit-il, nous allons faire usage de nos armes, que les bons citoyens se retirent.

Les huées redoublent. Pas un émeutier ne bouge.

Bien plus, de nombreux curieux sont accourus et se pressent aux abords du puits.

Deuxième et troisième sommation, sans aucun résultat.

Alors, le chef des émeutiers, nommé Emile Royal, court sur le capitaine en agitant son gourdin.

Celui-ci rejoint sa compagnie et, se plaçant à hauteur du premier peloton :

– Feu ! commande-t-il.

Une décharge retentit ; plusieurs grévistes roulent à terre, mais sont emportés par leurs camarades, qui prennent la fuite à travers le taillis s’étendant en arrière du puits.

Emeutiers tués

Les émeutes du Placard
Les émeutes du Placard

Les soldats occupent aussitôt celui-ci et détachent plusieurs patrouilles qui explorent les environs. Dans le creux d’un ravin, on découvre le chef de la bande qui s’est traîné jusqu’à cet endroit malgré deux atroces blessures : le genou droit brisé et l’abdomen perforé.

On le transporte dans les bureaux du puits, ainsi qu’un autre gréviste également blessé qu’a été retrouvé non loin de son chef, et qui se nomme Arthur Quélen.

Sur Royal, on trouve deux porte-monnaies, contenant l’un 48 et l’autre 16 francs, soit en tout 64 francs, somme qui formait le fond de caisse de la bande, et qui avait dû être extorquée le matin même dans le village de Piéton.

Les deux blessés habitaient tous les deux Forchies, étaient célibataires et âgés de vingt-cinq ans environ.

Ils semblent fort étonnés de la façon dont la troupe les a accueillis.

– Nous ne savons pas, ne cessent-ils de répéter, pourquoi les soldats ont tiré sur nous.

Emeutiers tués au puits du Placard - Patrouille de chasseurs à cheval sur la route de Piéton
Emeutiers tués au puits du Placard – Patrouille de chasseurs à cheval sur la route de Piéton

Ce qui fait croire que les meneurs ont persuadé ces malheureux que la troupe ne ferait pas usage contre eux de ses armes ou n’emploieraient que des cartouches à blanc.

Vers deux heures du soir, Quélen qui est également blessé au ventre et a la moitié de la main gauche emportée par une balle, meurt.

Royal survit jusque vers dix heures du soir.

Pendant la nuit, les sentinelles postées en avant du puits, aperçoivent des falots qui se meuvent au milieu des taillis : ce sont sans doute les grévistes qui reviennent chercher les blessés abandonnés dans les fourrés; en même temps, des coups de révolver sont tirés sur les soldats, ceux-ci ripostent.

Au bruit, Royal se ranime :

– Ils viennent, dit-il, ils viennent à mon secours; mais il expire peu après.

J’ai vu ces deux cadavres, dans une petite pièce des bureaux, encore étendus sur des matelas ensanglantés.

L’un, celui de Quélen, les bras étendus en croix, les yeux grands ouverts, les lèvres retroussées par un affreux rictus.

L’autre, celui de Royal, rappelle par sa pose, le type de l’émeutier frappé sur la barricade, le bras gauche à demi ployé sur la poitrine, le visage conservant encore dans la mort un air de défi farouche; le teint pâle, semé de tâches de rousseur, les cheveux et la moustache rouges. La chemise à raies bleuâtres est couverte de larges plaques de sang noirci et desséché.

Occupation militaire du bassin

Du Placard, nous revenons à Piéton en suivant une longue route déserte qui s’étend à perte de vue dans un pays plat rappelant les plaines de la Beauce.

Les nombreuses maisons éparses le long de cette route ont leurs portes et fenêtres hermétiquement closes et semblent inhabitées.

De temps en temps, au bruit de la marche des patrouilles de carabiniers et de chasseurs à cheval, une main soulève un coin de rideau et une tête se hasarde timidement afin de voir si ce ne sont pas des grévistes qui passent.

Convoi de prisonniers

A l’angle des routes de Piéton et de Forchies, nous rencontrons un détachement de cavalerie.

Ce sont des gendarmes à cheval, coiffés de l’énorme bonnet à poil et enveloppés dans le long manteau de drap bleu sombre à pèlerine, et qui conduisent à la prison une bande de grévistes ramassés dans les environs de la ville. Ces émeutiers, vêtus de jaquettes en drap et coiffés de casquettes en soie, sont en général de taille moyenne, la visage carré, la barbe courte et blond jaunâtre.

Bien qu’exténués de fatigue et couverts de poussière, ils marchent résolument et sans baisser la tête : on se sent en présence de gens décidés à aller jusqu’au bout, à moins que la balle d’un soldat ne les couche à terre.

Sur la route de Piéton à Mariemont - Emeutiers arrêtés conduits par la gendarmerie
Sur la route de Piéton à Mariemont – Emeutiers arrêtés conduits par la gendarmerie

En ce moment, tout est calme dans ce bassin de Charleroi, mais on est persuadé que si les troupes se retirent, les ouvriers qui, au fond sont exaspérés et se sont tenus dans la réserve par crainte de la force armée, ressortiront plus acharnés que jamais.

Pour le 13 juin prochain surtout, à propos des élections politiques, on s’attend à une vive agitation et à des troubles certains. A cette époque, on verra poindre la question du suffrage universel, qui ne sera qu’un masque pour les manœuvres du parti socialiste, car le Belge est jusqu’à présent resté réfractaire à ce principe ».

(sé) Dick De Lonlay.



André Biaumet

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