Erigé officiellement le 14 septembre 1837, l’Institut des Sœurs de la Providence et de l’Immaculée Conception (1) est en gestation depuis 1833. Dans le Hainaut, les religieuses, prennent la direction de l’école communale de Nalinnes en 1835. Quelques mois plus tard, c’est l’établissement de Carnières (2) qui voit le jour.

Ses fondateurs sont deux habitants fortunés de la localité : Catherine Lorent (3) et son frère Nicolas. Désireux d’assurer une instruction élémentaire aux filles pauvres, ils mettent à la disposition des institutrices une maison vaste, aménagée et meublée à cet effet. Sœur Saint-Jean de la Croix Stévenart et Sœur Adèle Scailteur arrivent à Carnières le 11 juillet 1836. Au début, l’école ne reçoit qu’une douzaine d’élèves.

La population scolaire connaît une augmentation sensible à la rentrée d’octobre 1836. Bientôt, il faut former trois classes : deux pour les indigentes et une pour les pensionnaires, auxquelles s’ajoutent quelques externes solvables. Les trois institutrices de l’école gratuite sont rétribuées par M. Lorent, qui verse à chacune un traitement annuel de 300 F. Les deux autres membres de la communauté – la maîtresse du pensionnat et la cuisinière – touchent les écolages et le minerval des internes. Durant quatre ans, la commune verse un modique subside de 100 F par an pour le chauffage des filles pauvres. En 1840, les Sœurs y renoncent au profit de l’instituteur, à condition qu’il n’accepte plus d’élèves de sexe féminin dans son école. Ainsi disparaît la mixité de l’enseignement primaire, à laquelle catholiques et libéraux du XIXe siècle sont opposés.

Les classes prospèrent à la satisfaction générale. Heureux du développement de l’œuvre, les bienfaiteurs envisagent de la transformer en fondation perpétuelle, comprenant les locaux et une rente destinée à rétribuer le personnel enseignant. Le 15 décembre 1841, le directeur de la congrégation, M. Kinet, attire leur attention sur les risques de la formule. Il s’en explique en ces termes (4) :

« Une administration pourrait tout entraver, soit par mauvais principe, soit par chicane. Elle pourrait obliger les Sœurs à faire des réparations inutiles, prétendre utiliser des bâtiments jugés superflus, négliger de payer la rente ou en différer le versement, alors que les Sœurs n’auraient peut-être que cela pour vivre. Toutes ces suppositions ne sont pas l’effet d’une crainte imaginaire, mais bien le fruit de l’expérience. »

Avec une clairvoyance étonnante, M. Kinet anticipe la politique de la laïcisation des libéraux, qui se concrétisera par la législation sur les fondations charitables du 19 décembre 1864. Donnés à la congrégation, les locaux resteront entre ses mains, au lieu d’être détournés de leur destination primitive par les pouvoirs publics. Désireux d’éviter toute contestation, les supérieurs de Champion agissent avec la plus grande prudence. La donation est ainsi « camouflée» en vente fictive. Faute de loi sur les A.S.B.L. avant 1921, les Sœurs, ne pouvant posséder en communauté, forment une tontine (5). A l’époque, tous les supérieurs avisés agissent pareillement sur le conseil des évêchés.

A la fin mars 1843, Sœur Saint-Jean de la Croix, devenue assistante générale de la congrégation, est rappelée à la maison-mère de Champion. Elle laisse la direction de l’établissement de Carnières à sa première compagne, Sœur Adèle. Le 31 décembre suivant, l’administration communale adopte les classes gratuites du couvent, en application de la loi organique de l’instruction primaire du 23 septembre 1842. Moyennant subsides des édiles, les enfants pauvres envoyés par la municipalité seront reçus sans frais pour leurs parents. Entre 1848 et 1856, le nombre de filles concernées oscille entre 119 et 144 (6). Une école dominicale pour enfants de milieux modestes est créée par les Sœurs en 1851.

A mesure que le temps passe, le pensionnat ne cesse de prendre de l’extension. Un désaccord oppose le directeur de la congrégation au bienfaiteur, M. Lorent, 1853 (7). Le premier voudrait introduire des cours de musique dans le programme, sans nuire pour autant « à l’esprit de grande simplicité» voulu par les fondateurs. C’est là, dit-il, une « nécessité du temps dont aucun établissement religieux ne peut s’affranchir ». Partageant les vues du futur Léopold II, M. Lorent considère la musique comme « un art inutile». De plus, il refuse de transformer l’école en « une de ces pensions réputées qui abondent » : accessible aux enfants d’ouvriers et aux filles de la classe moyenne, elle doit demeurer telle. Faute de consensus, le statu quo est maintenu.

A son tour, Sœur Berthuine Georges, qui a remplacé Sœur Adèle comme supérieure, devient assistante générale de l’institut. En 1855, elle cède le témoin à Sœur Aloysius Wodon, puis à Sœur Valérie Ballieux (1866-1896). Comme l’établissement prerd de l’extension, il faut procéder à des agrandissements. De nouveaux dortoirs sont établis au second étage vers 1860, tandis qu’une chapelle est aménagée. Avec l’augmentation de la population, la création de nouvelles classes doit être envisagée. Une école de filles, également confiée aux Sœurs de Champion, est ouverte aux Trieux (8) en octobre 1873, à la demande du commissaire d’arrondissement de Thuin. Elle sera une succursale du couvent de Carnières jusqu’au début de ce siècle.

Avec le soutien du Prince de Caraman-Chimay, gouverneur du Hainaut, les religieuses du centre ouvrent une école ménagère en 1875. Elle se transformera plus tard en école de couture, avant de s’éteindre peu à peu, faute de ressources. A la veille de la guerre scolaire (1879-1884), le couvent de Carnières compte 513 élèves : 180 dans les classes primaires, 150 à l’école gardienne, 140 à l’école dominicale et 43 pensionnaires.

Les élections législatives du 11 juin 1878 donnent la majorité aux libéraux, devenus plus anticléricaux. Le gouvernement Frère-Orban inaugure une politique scolaire plus laïque et plus centralisatrice. La nouvelle loi organique de l’instruction primaire (1er juillet 1879) abolit l’adoption, dont les religieuses de Carnières ont joui jusqu’alors. Les catholiques y voient « un attentat contre la foi et les mœurs ». L’épiscopat interdit aux enseignants chrétiens de collaborer à son exécution. Comme le font toutes les institutrices congréganistes, les Sœurs de Carnières présentent leur démission à la commune : désormais, leur école sera intégralement libre. Avec celle des Trieux, elle sera financée par une fondation privée, au capital de 130.000 F, confiée précédemment à l’évêché de Tournai par Catherine Lorent.

Après la démission des Sœurs, le conseil communal nomme deux, puis trois institutrices laïques chargées d’assurer l’enseignement officiel. Comme le curé anime la coalition catholique, les libéraux s’emploient à affaiblir la position du clergé local. Le 28 août 1879, ils votent la délibération suivante (9) :

« Considérant que la commune possède deux bâtiments, que le premier est occupé par M. le Curé et le second par M. le Vicaire ; Considérant que l’actuel presbytère est une habitation très spacieuse, située au centre de la commune, dotée d’une avant-cour et d’un jardin, qu’elle comprend plusieurs places où deux institutrices pourraient avoir leur logement, tenir les classes, fournir même un préau et qu’elle peut être convertie en école sans autre frais que l’ameublement ; Considérant que la maison vicariale peut servir de presbytere ; Le Conseil communal décide, à l’unanimité : 1° que la maison du curé servira d’école des filles et de logement pour les institutrices ; 2° que la maison vicariale deviendra le presbytère. »

Le clergé fait donc les frais de la création d’un enseignement féminin communal. Le 6 décembre 1880, le curé perd en outre l’indemnité qui lui était accordée pour la binaison (10).

Dans les deux camps, les passions s’exacerbent. Si l’on en croit les catholiques, des pressions sociales sont exercées sur les houilleurs, surtout aux Trieux (11), pour les dissuader de confier leurs filles aux religieuses. De leur côté, les libéraux font état de sermons violents du vicaire et de refus de sacrements aux parents favorables à l’enseignement officiel. Ils dénoncent aussi l’utilisation partiale de la bienfaisance privée et l’embauche sélective pratiquée par des notables catholiques (12). Avec le temps, la plupart de ces accusations sont devenues invérifiables.

Au plan national, la guerre scolaire s’achève en 1884, avec le retour des catholiques au pouvoir. Souvent cependant, elle se perpétue à l’échelon local, lorsque les factions adverses cherchent à en découdre. A Carnières, prévaut une sorte de « coexistence pacifique» : la concurrence se maintient entre les réseaux, mais sans donner lieu à de grands affrontements. L’école des Sœurs n’est ni adoptée, ni subsidiée durant une bonne décennie, sauf la classe ménagère, modiquement subventionnée par l’Etat (13).

Avec le personnel des Trieux, la communauté compte vingt religieuses en 1890 : sept pour les classes primaires, deux pour les classes gardiennes, deux pour l’école ménagère, quatre pour le pensionnat, trois pour la cuisine et le nettoyage, ainsi que deux retraitées impotentes. Presque toutes les élèves sont reçues gratuitement. En principe, deux des classes primaires devraient être payantes. Les Sœurs renoncent, toutefois, à percevoir les écolages « vu la grande misère des ménages» (14).

A la fin du XIXe siècle, les écoles de Carnières et des Trieux connaissent de sérieuses difficultés financières. La fondation Lorent, gérée par l’évêché, a bel et bien disparu au temps de la gestion incohérente de Mgr Dumont (15). Les revenus qu’elle procurait ne sont plus versés. Le curé ne peut y suppléer. Force est ce vivre de sacrifices, en rognant sur la moindre dépense.

Après ces années difficiles, l’établissement connaît une nouvelle prospérité. Con- sidéré comme « école adoptable», il touche c’cs subsides de l’Etat conformément à la loi scolaire de 1895. Il peut surtout compter sur la générosité de Sœur Marie-Constantine De Becker, qui consacre l’essentiel du patrimoine qu’elle a reçu en héritage à l’embellissement de la maison.

Financièrement plus à l’aise, la communauté se lance dans un vaste programme de constructions : logement pour l’aumônier, nouvelles classes pour les externes (1904), édification d’une nouvelle chapelle, bénite le 24 février 1907. Une succursale de deux classes est établie au hameau de Colarmont (1905). Le personnel enseignant et d’entretien oscille entre quinze et vingt religieuses. C’est dans la sérénité et la joie que peut être célébré, le 3 septembre 1911, le jubilé des 75 ans de l’établissement (16).


Paul WYNANTS (F.N.D.P., Namur)

NOTES
(1) Cf. P. WYNANTS, Les Sœurs de la Providence de Champion et leurs écoles (1833- 1914), Namur, Presses Universitaires, 1984.
(2) Sur l’école de Carnières, cf. Ch. DE SMEDT, Mgr J.B.V. Kinet et les origines de la Congrégation des Sœurs de la Providence et de l’Immaculée Conception, Namur, 1899, PP. 197-199; G. DUHAMELET, Mère Marie-Xavier Voirin, fondatrice de la Congrégation des Sœurs de la Providence et de l’Immaculée Conception de Champion, Paris, 1953, pp. 190-191; Historique de l’établissement de Carnières, dans Le Messager de la Providence, septembre-octobre 1911, pp. 139-142; Archives de la maison-mère de Champion (A.M.M.), Annales de l’Institut, t. I, fasc. 1, pp. 87-90 et 3 paquets de correspondance; Archives de l’Etat à Mons, archives communales de Carnières, Délibérations du conseil communal 1836-1895, 3 registres.
(3) Sur Catherine Lorent et ses réalisations à Carnières, voir A. MARRE, Catherine Lorent, sa famille et ses « bonnes œuvres», dans Feuillets Carniérois, n° 27, août 1979, pp. 1-4.
(4) A.M.M., lettre de M. Kinet à M. Lorent, 15-12-1841.
(5) Voir la description de la propriété dans A. MARRE, op. cit., p. 3. La tontine est, dans le cas présent, une association de personnes qui acquièrent et possèdent un bien au nom de la congrégation. Les associées passent un acte par lequel elles laissent l’entièreté de leurs droits à la organisé de manière similaire. Pour éviter toute prétention de la part des familles des religieuses, une clause exclut de tout droit les prémourants, leurs héritiers et ayants cause.
(6) Délibérations du conseil communal, 1848-1856.
(7) A.M.M., lettres de M. Kinet à M. Lorent, 10 et 25-2-1853, ainsi que réponses de ce dernier, 4 et 23-3-1853.
(8) Sur l’école des Trieux, cf. Du salon Béribiot à lécole paroissiale Saint-Joseph, s. dir. A.-M. MARRE-MULS, Carnières, 1984.
(9) Délibérations du conseil communal, 28-8-1879.
(10) Ibid., 6-12-1880. La binaison désigne le fait de célébrer le même jour deux ou plusieurs messes à des endroits différents.
(11) Cf. Du salon…, op. cit., pp. 19-20.
(12) Voir en particulier les déclarations du docteur Dieudonné Marca, échevin libéral de Carnières, devant la Commission d’enquête scolaire, le 5-11-1880, reprises dans Chambre des Représentants. Enquête scolaire, t. II, Procès-verbaux octobre – avril 1881, Bruxelles, 1881, p. 343.
(13) La commune refuse d’accorder des subsides à cette école ménagère en alléguant des difficultés financières. Il est vrai qu’elle a dû constater un trou énorme dans sa caisse, dû à la malhonnêteté de son receveur… Ch. Délibérations du conseil communal, 5-10-1889 et 11-8-1891.
(14) A.M.M., lettre de la supérieure à Mgr Bouvry, vicaire général de Tournai, fin mai 1890.
(15) Sur cette affaire, cf. Du salon…, op. cit., pp. 20-22. Ajoutons qu’en 1882-1883, la caisse de l’évêché de Tournai a été dérobée par le chanoine Bernard et n’a été que partiellement retrouvée. Sur cette affaire, cf. notamment L. KEUNINGS, La police communale. Le cas de Eruxelles (1830-1914), communication dactyl. au Colloque de Spa du Crédit Communal de Belgique, Bruxelles, 1984, p. 6.
(16) Jubilé ce 75 ans de l’établissement de Carnières, dans Le Messager de la Providence, septembre-octobre 1911, pp. 138-139.




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