De tous temps, ont existé des marchands de drogues merveilleuses, d’onguents infaillibles et d’élixirs divers, des rebouteux aux mains agiles, des arracheurs de dents « sans douleur », des magnétiseurs et autres charlatans.

Les arts graphiques nous permettent de visualiser les scènes dentaires au travers des enluminures, peintures, dessins et gravures.

On sait que les Egyptiens et les Perses, les Grecs, Romains et Arabes soignaient déjà les dents.

Une enluminure du IX-X° siècle, extraite du Codex Nicetas nous montre un praticien, accompagné d’un assistant, réduisant une luxation temporo-mandibulaire.

Au XIII siècle, le traitement de certaines pathologies dentaires par cautérisation était très en vogue; une enluminure de cette époque représente un aide, sans doute un moinillon, en train d’attiser le feu avec un soufflet pour faire chauffer des cautères et le praticien assis, tenant des cautères.

La dent d’un homme au Moyen Age était une chose du plus haut prix, valant un procès à celui qui la brisait et pourtant, les méthodes de soins dentaires demeurèrent longtemps rudimentaires et hasardeuses.

Au XIII siècle à Paris comme chez nous dans nos villes et nos campagnes, des pseudo-médecins s’installaient sans les rues et là, à grands renforts de discours humoristiques, de boniments plus ou moins saugrenus, d’exercices chorégraphiques plus ou moins grotesques, ils montraient leurs talents opératoires en s’affublant d’oripeaux étincelants et bizarres.

Certains d’entre eux s’adjoignirent des saltimbanques ou des compères qui faisaient la parade afin d’attirer la clientèle des éternels badauds ! Des apothicaires vendaient la fameuse « thériaque » (1), de prétendus analgésiques ou d’étranges remèdes d’origine végétale ou animale telles les poudres dentaires tirées de la moelle du lièvre, des pattes de coq, du lézard ou des vers de terre…

Les dentistes ou arracheurs de dents étaient nombreux au Moyen Age ; avant de « soigner », ils recommandaient à leurs clients de prier Sainte Apolline, une vierge chrétienne martyrisée au III’ siècle après J.C. et à qui les bourreaux avaient cassé les mâchoires et les dents puis, lui dirent de prononcer des paroles impies, faute de quoi, ils la jetteraient vivante dans les flammes. Apolline, après quelques hésitations, s’élança elle-même dans le bûcher préparé d’avance. C’est ainsi qu’elle fut considérée comme étant celle qui pourrait soulager tous les maux de dents et cela, surtout après le XV° siècle.

Mais on utilisait aussi « l’herbe de Sainte Apolline » ou « herbe aux dents » usquiame hyoscyamus) (2). Les calices de cette plante ressemblent aux dents d’un cheval. Les Egyptiens, les Perses et les Arabes connaissaient déjà cette plante aux effets analgésiques. Au Moyen Age, on endormait le mal en le mettant en contact avec la vapeur de ses graines. Il est d’ailleurs possible que les « arracheurs de dents » des foires, des Tziganes surtout, profitaient des vertus hallucinogènes et analgésiques de cette plante pour procéder à leurs « soins ».

Alors que les scènes d’arracheurs de dents abondent chez les peintres du XVII siècle, celles du Jusquiame hyoscyamus XVI siècle sont tout à fait rarissimes. Les gravures sur cuivre sur ce thème de Lucas de Leyde de 1523, d’Hans Sebald Beham de 1535 et de Jost Ammann sde 1568, ainsi que l’huile sur bois de Pieter Bruegel l’Ancien, datée vers 1557 sont pratiquement les seuls documents qui nous renseignent sur les conditions d’exercice de ces empiriques. Le praticien travaille debout avec le malade dans la même posture. Parfois, le malade est assis sur un tonneau ou à même le sol. Souvent, une table, une cruche d’eau et quelques instruments complètent une installation très rudimentaire.

Au XVII° siècle, les arracheurs de dents oeuvrant dans les foires sont le plus souvent installés sur une estrade, constituant parfois une scène de théâtre, avec le patient assis à même le plancher, les jambes pen-dantes. Il est quelquefois assis sur un banc et l’opérateur est debout, derrière le malade. Une table ou un tréteau supporte à cette époque un coffret à opiats (3) dont la vente constitue le principal revenu de ces opérateurs. Cette médecine populaire pratiquée dans les campagnes surtout, nous dévoile que ces artisans n’étaient en fait que des dentistes occasionnels.

Au XVIII° siècle, l’Edit Royal de 1699 (4) en créant le corps des « experts pour les dents », limite dorénavant l’activité de ces opérateurs au « dit Art du dentiste ». Il leur permet ainsi de devenir des praticiens à part entière et apporte à l’Art dentaire la reconnaissance de sa spécificité. Cela n’empêche pas la continuation de l’activité des « arracheurs de dents » sur les foires.

Sous l’Ancien Régime, quelques Italiens ont excellé dans cette branche ; par exemple, Gamba-Curta à Liège surtout ou Nicolas Roubini dans tous les Pays-Bas autrichiens.

Dans les campagnes, l’extraction dentaire, souvent nécessaire, a été considérée à tort comme un acte mineur. Jusqu’au début du XIXe siècle, ce sont les officiers de santé, forgerons ou rebouteux, qui « arrachent les dents ». Ils utilisent essentiellement une clé de Garangeot, de facture artisanale, ainsi nommée en souvenir de son inventeur, René-Jacques Croissant de Garangeot, (1688-1759), chirurgien. II s’agit d’une bague à large échancrure qui se glisse autour de la dent malade. La bague est fixée sur une tige avec poignée en bois qu’on actionne comme un tire-bouchon. On l’appelle aussi « davier de forgeron ».

Dans les villes, au XIXe siècle il y a peu de dentistes : il n’y en n’a pas à demeure à Charleroi ; en 1835, seul Pourbaix y vient parfois, comme à Namur d’ailleurs.
A Mons, Chauvaux se fixe, rue de la Poterie.

Dans les usines et les charbonnages, un homme à tout faire soigne les bobos et arrache les dents au besoin. Au village, le médecin généraliste pratique les extractions jusque vers 1950 !

Mais les dentistes ambulants continuent à « exercer » et parmi eux, deux femmes, pendant le dernier quart du XIX siècle : Marie Hénault qui parcourt le pays en voiture, vers 1900 et l’autre, une milanaise, Joséphine Enault (5). Elle a parcouru l Amérique et la France avant de venir en Belgique, en 1878. Elle n’a pas de diplôme mais elle est habile et généreuse; car pour faire oublier qu’elle n’a pas de diplôme, et aussi afin de profiter d’une publicité journalistique gra-tuite, elle prend sous sa protection, une œuvre charitable : crèches, écoles gar-diennes, Hôpital civil par exemple. Elle n’hésite pas à lancer des boniments et est aussi connue pour son aimable familiarité avec le peuple mais partout où elle passe, elle laisse un souvenir impérissable par « le faste de son costume de prince avec un brillant soleil dans le dos, ses huit musiciens richement costumés…, sa voiture dorée, émaillée, couverte de glaces, son équipage mirobolant, ses trois chevaux de race valant chacun pour le moins six à sept mille francs… ». « Aussi on fait queue pour monter dans sa voiture. Tout le monde descend souriant et guéri… Impossible de cueillir les dents d’une façon plus charmante devant les yeux écarquillés de milliers de pauvres gens : parfois même, cette magicienne a l’air de ne toucher les molaires qu’avec un bâton, une canne, une pipe (en ayant soin, bien entendu, de cacher en dessous, l’instrument à ressort dont elle se sert), et les dents semblent lui obéir et sortir doucement de leurs alvéoles au simple attouchement de sa baguette… Aussi, quels triomphes… à Courtrai, à Gand, à Tournai, à La Louvière, etc. Partout on dételle les magnifiques chevaux de son carrosse étincelant et on la reconduit en triomphe à son hôtel…

Et il ne faut pas que les gens aisés cherchent à abuser de cette générosité envers les pauvres car, Madame Enault leur joue parfois un petit tour assez drôle : elle leur tire une bonne dent au lieu d’une mauvaise… ». Son adroite publicité, sa réputation de « bienfaitrice populaire » lui attirent une clientèle énorme comme par exemple le 21 juin 1878, au marché de la Ville-Basse de Charleroi, où une foule dense se presse autour de son carrosse.

On parle encore beaucoup de l’Enfant de Giberne dans la région. Car, si l’Italienne rusée dont nous venons de parler a beaucoup fait parler d’elle, elle n’a jamais fait que traverser le pays alors que l’Enfant de Giberne a, quant à lui, promené sa voiture pendant quarante ans de toire en marché, de sortie d’usine en place publique. La littérature régionale y fait souvent référence mais avec imprécisions, erreurs ou omissions. De son vrai nom, Aimé-Jean-Baptiste Lagache, né à Hornu le 23 août 1839 est d’abord colporteur. Il épouse Albertine Fautré, une herboriste née à Hautrage le 8 août 1836 qui lui donne un fils, Alfred, né à Frameries en 1868. D’un second mariage en 1877, avec Pauline Gilmont, aussi née à Hautrage le 16 février 1850, lui naissent au moins cinq enfants dont deux seront médecins.

A 36 ans, l’Enfant de Giberne a obtenu un diplôme de dentiste à Mons et se fixe à Ath, au château du Coron situé au faubourg de Mons. Mais cela ne l’empêche pas de continuer à parcourir la province comme dentiste ambulant jusqu’à la guerre de 1914 pendant laquelle il décède à Braine-l’Alleud, le 5 février 1915. Son sobriquet lui vient sans doute de son accoutrement: à la façon de ses confrères itinérants du milieu du XIXe siècle, il se coiffe d’un képi orné du caducée. Selon une carte-réclame qui le repré-sente, il porte une décoration sur le revers gauche de sa jaquette, testant la dent malade à la pointe d’une épée tandis qu’un badaud se tient près du patient assis sur une chaise rembourrée. La dent s’extrait évidemment au davier. Lagache se fait parfois accompagner de roulements de tambour, afin de couvrir les cris de ses victimes à qui il offre de temps en temps de l’argent pour se taire. Il opère parfois gratuitement mais se rattrape par la vente de thés. Son fils aîné, Alfred, est souvent confondu avec le célèbre « arracheur de dents » car il se sert habilement du sobriquet de son père pour vendre des thés.

On ne connaît pas avec certitude la date de la disparition des dentistes ambulants dans la région, mais on pense que c’est vers 1914. Quoique au marché de la Place du Manège à Charleroi, le professeur Maurice-A. Arnould en a encore vu un qui pratiquait en 1930 ! Il est clair qu’à cette époque, il s’agissait surtout d’extractions dentaires et non de soins, prodigués par de vrais dentistes, dans leur cabinet.

A présent, tous les gens qui souffrent de maux de dents sont soulagés d’une façon moins pittoresque et moins bruyante sans doute que dans le « bon vieux temps » mais les spécialistes qui les soignent savent allier la douceur manuelle à l’impeccable sûreté d’une technique rationnelle.




A.M. Marré-Muls

(1) Thériaque = préparation pharmaceutique utilisée comme antidote des poisons les plus divers.
(2) Encore connue selon le pharmacien Véronique Stalon.
(3) Lopiat est une préparation pharmaceutique (électuaire) contenant de l’opium ou exerçant une action comparable à celle de l’opium.
(4) Fait par Louis XIV.

(5) DARQUENNE Roger, Les batailles pour la santé dans le Centre (1800-1950), Haine-Saint-Pierre,

Bibliographie : – COLIGNON Alain, Dictionnaire des saints et des cultes populaires de Wallonie, Liège, 2003. –

Hebdomadaire illustré, n° 12, Bruxelles, 1934.


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