L’exécution des paysans d’Anderlues Août 1794

Extrait du supplément de l’Indépendance Belge du 8 février 1904; reproduit par Gonzales Decamps parce que dans cette affaire, parurent des individus natifs de Carnières ou ayant leur parenté dans ce village.

ENFANTS CRIMINELS

Dans le dernier numéro du Bulletin de la Société Royale Belge de Géographie, M. Félix Hachez, à propos de l’invasion de la Belgique par les armées de la République française, nous remet en mémoire, l’exécution à Mons de sept habitants d’Anderlues qu’un enfant d’une douzaine d’années avait, pour s’en venger, accusés du meurtre de deux soldats français.

La bataille de Jemappes (6 novembre 1792) avait livré la Belgique à la France ; mais bientôt les Autrichiens, vainqueurs à Neerwinden (18 mars 1793), refoulèrent les Français et s’emparèrent de Landrecies, du Quesnoy et de Valenciennes. En 1794, la République prit sa revanche; dès le mois de mars, 120.000 hommes de la levée en masse, de l’âge de 20 à 25 ans, se concentrèrent dans le département du Nord, et reprirent les villes que les troupes autrichiennes occupaient. A la tête de cette armée, le général Jourdan pénétra en Belgique le long de la Sambre. Parvenu près de Thuin, il y attaqua les Autrichiens, le samedi 10 mai; ce combat décida de la prise de cette ville. Le lendemain, les Français passèrent la Sambre en plusieurs colonnes et se dirigèrent sur Charleroi ; 10.000 hommes passèrent sur le pont de Lobbes, 20.000 à Thuin, 10.000 à l’Abbaye d’Aulne et 20.000 à Marchiennes; le reste suivit de près. Charleroi, entourée d’eau à une demi-lieue, était préparée à une vigoureuse résistance; le siège commença; il devait durer un mois et demi.

Cependant, les Autrichiens s’étaient retranchés à Bascoup (Chapelle-lez-Herlaymont), et les Français avaient établi leur camp à l’Espinette (Leernes). Les 13, 20 et 25 mai, 18 et 25 juin, l’armée française vint attaquer les troupes impériales sur le territoire de Leernes, d’Anderlues, de Fontaine-l’Evêque et du Piéton; mais ce fut sans résultat décisif. Toutefois Charleroi se rendit aux Français le 25 juin ; et le 26 (8 messidor, an li), la victoire de Fleurus remportée sur les Autrichiens, décidait du sort de la Belgique.

Durant le siège de Charleroi, tout l’arrondissement était couvert de troupes; les Français ruinèrent les environs, brûlèrent les abbayes de Lobbes et d’Aulne, et détruisirent le château de Mariemont. Le canon se faisait entendre tous les jours; à chaque instant, des militaires autrichiens ou français traversaient les campagnes; les conversations dans les familles ne roulaient que sur les armées; jusqu’aux enfants, ils étaient absorbés par des idées guerrières et ils jouaient partout au soldat.

Au village d’Anderlues, au nord de l’église, les prairies traversées par la Haine étaient alors soumises au droit de vaine pâture. Lorsque la première coupe de foin avait été enlevée, le reste de la récolte appartenait aux habitants de la commune. Vers la fin de juillet quand le pâturage avait repoussé, les particuliers y envoyaient leurs bestiaux sous la conduite d’un enfant. Le bétail ne demandait aucune surveillance; les jeunes gardiens le laissaient à l’abandon et se réunissaient pour s’amuser; les petits garçons du village venaient habituellement chaque soir pour partager leurs jeux.

En 1794, ces enfants jouaient au soldat. A l’effet de simuler un combat régulier, ils se partageaient en deux troupes; quelques-uns de leurs vêtements formaient de chaque côté un butin dont il fallait s’emparer; les trils froids sur la rive gauche de la Haine servaient ce champ de bataille. Une bande s’appelait l’armée autrichienne (keyserligt) ; l’autre, l’armée française (carmagnoles). L’attaque commençait par des incursions des uns sur le territoire des autres; le plus hardi dérobait un vêtement, les adversaires défendaient leur bien; la lutte s’engageait, des mottes de terre servaient de boulets, et lorsqu’un combattant était atteint ou renversé, il était censé tué; on feignait de l’enterrer.

Dans la soirée du mercredi 30 juillet, il y avait une bataille comme de coutume. Dans les rangs autrichiens figurait un nommé Becquevort (frère du garde champêtre de Forchies, Hubert Becquevort), orphelin d’une douzaine d’années, né à Fontaine-l’Evêque, et recueilli à Anderlues, chez les frères de sa mère, Hubert et Jean Cordier. Hubert était même son parrain. En voyant, dans la mêlée, tomber un des assaillants de l’autre parti, cet enfant s’écria : « Hier, il y a encore eu un Français tué à cette place-là ! » Ces paroles terribles, emportées par le vent, furent comprises par deux gendarmes qui suivaient, à deux cents pas de là, le chemin du Pachy du Curé. Ceux-ci s’approchèrent de Becquevort, et lui demandèrent de désigner l’endroit où le meurtre avait été commis. Le petit misérable, au lieu d’expliquer le sens de ses paroles, persista dans son allégation. Les gendarmes qui venaient de Fontaine-l’Evêque et se rendaient à Binche, emmenèrent Bec-quevort avec eux, croyant à l’existence d’un crime et voulant en assurer la répression. Celui-ci eut tout le loisir, chemin faisant, de fabriquer une histoire et de trouver de prétendus coupables. Quelque temps auparavant, il avait volé les cerises et les œufs ce certains voisins; pris sur le fait, il avait reçu la correction qu’il méritait; l’occasion lui parut favorable pour se venger de ces cultivateurs. Becquevort arriva donc à Binche ; en cette ville était établi un club révolutionnaire présidé par le citoyen L(atteur) ? : ce club était en relation avec celui de Mons. Becquevort déclara au club que deux militaires français avaient été massacrés par des individus qu’il disait connaître, près du cimetière d’Anderlues! Le dimanche 3 août vers le soir, une dépêche du club de Binche en informa le commissaire civil de Mons, Jasmin Lamotze : celui-ci remit la pièce à l’accusateur public près le tribunal révolutionnaire, et l’instruction fut poursuivie. Becque-vort fut amené à Mons; interrogé, il raconta que le mardi 29 juillet, vers 7 heures du soir, une bande de villageois d’Anderlues, armés de fusils, avait assassiné deux militaires français dans le « Pachy du Curé», et que Guillaume Ernaux, Pierre Josse, Jean-Joseph-Dieudonné Cordier, Louis Mahieu, Louis Cordier et Jean Richard faisaient de cette bande; il ajouta que les coupables avaient vendu aux enchères les vêtements des militaires et qu’i’s avaient bu le produit dans le cabaret ce compère Marchand. Enfin, il cita un de ses jeunes camarades, Norbert Mahieu, comme ayant été témoin de ces faits ? Le père de celui-ci, Louis Mahieu, était césigné parmi les coupables. Norbert, confronté avec les accusés se mit à pleurer en voyant son père et s’écria: « Laissez aller mon père, et je dirai comme Becquevort». Ces six malheureux furent arrêtés le vendredi 1er août, et mis de suite en accusation. Le lendemain, Becquevort en dénonça quatre autres : Jean-Joseph Ernaux, Pierre Hoquet (dit le comte Lamarche), Jean-Joseph Dubru et Jean-Joseph Detournay, comme ayant pris part à l’expédition. Toute la commune fut alors mise en suspicion, et d’autres arrestations eurent lieu, le 2 août, lorsque ces derniers furent conduits à Mons. Les six premiers accusés furent traduits, le 17 ther-midor an Il (lundi 4 août 1794), devant le tribunal criminel du département de Jemappes. Les juges pouvaient se baser sur les déclarations de Becquevort; mais au surplus, la corps du délit et les preuves manquaient totalement : ainsi, aucun homme n’avait dis-paru, les cadavres n’étaient pas représentés, pas de traces d’inhumation, aucune arme n’avait été produite, nulle tâche de sang ne souillait les vêtements des accusés, des visites domiciliaires n’avaient fait découvrir aucun équipement militaire; aucune trace de culpabilité n’avait été reconnue, en un mot, rien n’avait confirmé l’accusation; d’ailleurs, les accusés étaient les gens les plus tranquilles et les mieux famés de la commune. Et cependant, le tribunal prononça la peine de mort contre Guillaume Ernaux, Pierre Josse et Jean-Joseph-Dieudonné Cordier, en acquittant néanmoins Louis Mahieu, Louis Corcier et Jeen Richard! Les malheureux n’avaient pas pu avoir un défenseur. Le jour suivant, le tribunal jugea les quatre derniers accusés, et les condamna à mort. Quelques moments après cette sentence, le jugement de la veille fut exécuté à l’égard des trois premiers condamnés, on les fusilla devant un banc de sable sur la Grand-Place de Mons. Le lendemain, les quatre autres tombèrent aussi victimes du fanatisme révolutionnaire. Pour rendre cette exécution plus terrible, le tribunal avait ordonné que leurs compatriotes détenus du même chef seraient présents à l’exécution. Cette exécution épouvantable fit tressaillir tout ce qui portait un cœur humain.

Dans ces circonstances, l’autorité voulut intimider par un grand déploiement ce mesures rigoureuses. Sachant qu’elle n’avait pas atteint des coupables, elle recommença l’instruction. Une compagnie de fantassins fut envoyée cans la commune; elle y arriva avant le jour; soixante-sept habitants, hommes et femmes, furent surpris au fait, arrêtés, et déposés à l’église; l’après-midi, les soldats les conduisirent à Mons. Après un interrogatoire et une confrontation avec Becquevort, la plupart furent relâchés; toutefois dix-huit d’entre eux furent retenus plusieurs jours. Enfin, la justice en conserva quatre Pierre Sadin, Philippe, son fils, Adrien Hoquet et Conreur, dit le savoyard, jusqu’à mi-novembre; on vaulut leur faire déclarer qu’ils furent témoins du crime; désespérant alors d’obtenir des charges contre qui que ce soit, elle leur ouvrit les portes de la prison du château de Mons. On avait fait exhumer les derniers cadavres du cimetière d’Ander-lues; mais rien n’avait été découvert.

Gonzales DECAMPS.

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