I Situation pécuniaire

En assistant, au cours de ce mois de mai 1990, à la révolte généralisée dans les différents secteurs des deux réseaux du monde enseignant, on ne peut s’empêcher d’évoquer la vie difficile du modeste instituteur d’école communale à Carnières, au début du siècle.

Curieusement, ce dernier se trouvait déjà confronté à de nombreux problèmes semblables à ceux d’aujourd’hui, à l’exception près (non négligeable), qu’il jouissait auprès de la population et des autorités, d’une certaine estime et d’une réelle considération.

Selon la formule consacrée, à l’époque: « le bourgmestre, le curé et l’instituteur» formaient une trilogie revêtue d’un ascendant moral.

Au début du siècle, l’instituteur a du prestige aussi bien dans le domaine scolaire que social mais il est considéré, dans les milieux bourgeois, comme un « parent pauvre», étant conné ses ressources limitées et, par contre, dans la classe ouvrière, comme un « Monsieur» (non pas dans un sens péjoratif, mais dans le sens de personne aisée).

Il apparaît donc que l’instituteur se trouvait en « porte-à-faux» car ses revenus modestes n’étaient guère en rapport avec son statut d’enseignant.

La liberté tolérée actuellement dans la tenue vestimentaire du corps professoral n’était pas de mise à l’époque, loin s’en faut. En toute circonstance, à chaque moment. de la journée, l’instituteur devait se présenter dans une tenue correcte et soignée : costume complet sombre, sans tache, chemise et col blanc empesés, nœud ou cravate, bottines cirées, coiffure classique et.., enfin, dans une forme impeccable, ce qui exigeait de la part de l’épouse (ménagère) des sacrifices et de l’imagination dans la gestion financière du ménage en lui imposant de lourdes corvées de lessivage, repassage, raccommodage, le matériel dont on disposait étant rudimentaire.

Les instituteurs étaient désignés, nommés et rémunérés par l’Administration communale locale, leur traitement dépendait donc, dans une certaine mesure, du bon vouloir de celle-ci. C’est ainsi que pendant des années, le personnel enseignant de Carnières se plaignit d’être défavorisé par rapport à celui de Morlanwelz (sous le règne de Raoul Warocqué et de la famille Guinotte). Pendant la période prospère de l’industrie charbonnière, les maîtres charbonniers octroyèrent une prime en nature (du charbon) aux enseignants de Morlanwelz, les écoles étant fréquentées par de nombreux enfants de houil-leurs. A Carnières, il n’en fut rien.

L’Administration communale accordait, avec parcimonie, les fonds nécessaires à l’achat de fournitures classiques distribuées gratuitement aux écoliers. Les instituteurs devaient se démener pour l’obtention du minimum nécessaire pour le nettoyage des locaux, pour la réparation d’une estrade en bois, pour quelques sacs de charbon avalés goulûment par le gros poêle en fonte noire, etc…

Quant à la situation pécuniaire, voici épinglée, l’évolution du traitement mensuel d’un instituteur communal, pris à titre d’exemple.

Ce dernier, né en 1862, entré en fonction en 1881, enseigna à Carnières-Trieux (école des garçons) puis à Carnières-Centre (école des garçons).

– 1er stade : sous-instituteur

année 1899 traitement 125 F

année 1900 traitement 125 F

– 2e stade : instituteur

année 1901 traitement 141,6 F

année 1903 traitement 164 F

année 1904 traitement 172,4 F

– 3e stade : instituteur en chef

année 1909 traitement 205 F

année 1917 traitement 240 F

année 1918 traitement 237,5 F

année 1919 traitement 500 F

Si l’on tient compte du coût de la vie, par exemple en 1902, on s’aperçoit que le montant du loyer d’une petite maison s’élevait à 90 F, il restait à l’instituteur 35 F pour vivre et entretenir sa famille.

L’instituteur était donc loin d’être favorisé. Aujourd’hui, on le qualifierait de « mi- nable ».

Sans entrer dans les détails, on peut affirmer que les institutrices dans les réseaux officiels et libres, encore plus mal rémunérées, souffraient d’une certaine discrimination : n’est-il pas édifiant de relever dans les Archives que le Conseil communal reprocha en 1906, à l’instituteur en chef, la désignation d’une institutrice, au lieu d’un instituteur, pour un intérim de 8 jours à l’école des garçons du Centre.

Situation politique

Puisque l’instituteur, citoyen de l’Etat belge, enseigne aux enfants de tous les milieux, de toutes les religions, il est censé être libre de ses opinions mais apolitique cans son enseignement. N’empêche qu’en 1885, les instituteurs communaux diplômés d’une Ecole Normale de l’Etat, enseignant dans l’école officielle, ont été excommunies ! Par contre, quelque vingt, trente ans plus tard, leur neutralité politique devenait un handicap certain. Peu appréciée par les autorités en place, elle leur jouera de vilains tours : nominations, promotions compromises.

Durée des prestations et fréquentation scolaire

Avant 1914, l’école primaire communale comportait 3 degrés : inférieur, moyen et supérieur, chacun d’eux comprenant 2 années.

Le « maître», titulaire c’une classe, enseignait donc simultanément dans 2 années consécutives. Plus tard, on créa une 4e classe, appelée quatrième degré et destinée aux écoliers ne continuant pas leurs études dans le secondaire

Tous les jours de la semaine étaient ouvrables, le samedi y compris, le jeudi après-midi étant la demi-journée de congé hebdomadaire.

Le nombre de jours de fréquentation scolaire est élevé. Pour plus de détails, nous renvoyons à l’article ce Mme Depersenaire paru dans « Les Feuillets Carniérois » en août 1989 n° 67 d’écrivant l’évolution du nombre de jours des vacances scolaires.

Signalons en 1916-17, 212 jours de fréquentation (classes fermées en mars), en 1917-18, 254 jours ! Le nombre d’élèves est aussi élevé, parfois même trop élevé. Un vieil instituteur racontait qu’il avait débuté (avant 1900) avec une classe de 80 élèves. Sous peine de perdre pied, il devait appliquer une discipline rigide !

Ex. répartition de la population scolaire : en 1916

à l’école communale des garçons Centre : en 1920 (influence de la guerre)

4 instituteurs pour 4 classes

I. 39 élèves

II. 50 élèves

III. 55 élèves

IV. 61 élèves

Total 205 élèves

  1. 34 élèves
  2. 45 élèves
  3. 49 élèves
  4. 56 élèves

Total  134 élèves

A titre indicatif, en 1910-11, l’ensemble de la population scolaire de la commune de Carnières s’élevait à 928 élèves avec répartition suivante :

  • Ecole communale filles Centre 161
  • Ecole communale filles Trieux 100
  • Total 261
  • Ecole Sœurs filles Centre 84
  • Ecole Sœurs filles Trieux 142
  • Total 226
  • Ecole communale garçons Centre 197
  • Ecole communale garçons Trieux 244
  • total 441
  • Evolution population écoles communales des garçons

Centre : 1900 : 187 / 1901-1902 : 196 / 1904-1905 214  / 1910-1911 197

Trieux : 1900 :  200 / 1901-1902 : 219 / 1904-1905 : 218 / 1910/1911 : 214

(Renseignements fournis aimablement par Mme MARRE-MULS – Extraits des registres de délibérations du Conseil communal).

matières enseignées

Un sourire ironique accueille généralement les personnes du 4e âge qui se souviennent de leur scolarité et ont plaisir à énumérer les connaissances acquises au sortir de l’école primaire et qui, pour beaucoup d’entre elles, constituaient le seul bagage intellectuel avec lequel elles entraient dans la vie professionnelle.

Non sans une certaine fierté, et, dans le désordre, elles vous diront : on écrivait lisiblement (nombreux exercices d’écriture voire de calligraphie) sans faute d’ortographe (pluriels, conjugaisons même subjonctifs, participes passés, etc…).

On rédigeait des lettres correctes et polies (on est stupéfait du contenu, de la forme et de la présentation des lettres d’anciens élèves adressées à leur vieil instituteur).

 On calculait mentalement vite et bien et pour cause on avait tellement répété la « table de multiplication ».

On pratiquait la règle de trois, résolvant alertement des problèmes d’intérêt, de capacité, de surface, de volume, etc.

On connaissait les fleurs, les canaux, les lignes de chemin de fer du pays, les capitales de tous les pays, l’histoire des anciens belges, de Charlemagne, de Charles-Quint, des châteaux-forts, etc…

On apprenait des récitations, des chants.

On dessinait, on avait des leçons de sciences naturelles, d’hygiène, de politesse de religion (excellent exercice pour la mémoire).

A l’écoute de cette naïve et incomplète énumération on a presque envie de s’émerveiller de ce enseignement du passé plutôt que d’en sourire.

La tâche la plus difficile, la plus ingrate, à cette époque, était sans contredit l’apprentissage de la langue française, celle-ci n’étant pas la langue maternelle pour 90% des écoliers mais en réalité une seconde langue, la langue courante étant un amalgame de patois wallon (du Centre) et de français.

Le nombre élevé d’écoliers, par classe, rendait indispensable l’application d’une discipline sévère, impensable aujourd’hui; non seulement les parents donnaient leur accord tacite mais certains d’entre eux renforçaient exagérément les mesures punitives prises par le maître, ce qui posait parfois un problème de conscience à l’instituteur sévère !

La répartition des points pour l’obtention du « Certificat d’études primaires» est fixée par arrêté royal du 18 juin 1920, Moniteur du 30 juin 1920, p. 4902.

1. Religion ou morale                            40 points

2. Langue maternelle, rédaction         50

3. Langue maternelle, dictée               15

4. Langue maternelle, grammaire      15

5. Ecriture                                            25

6. Calcul et système métrique            40

7. Formes géométriques                      15

8. Histoire                                            30

9. Géographie                                      20

10. Sciences naturelles et hygiène     40

TOTAL                                                300 points

mission de l’instituteur

A part ce travail éducatif rémunéré, il remplissait une mission sociale « hors horaire », discrète, bénévole dans les domaines les plus divers, les plus invraisemblables.

 Avec le recul, on réalise quelle importance la population donnait au rôle social de l’instituteur et quelle confiance elle avait dans son intégrité.

a) S’il se présente un mariage, un décès, un événement quelconque, on le sollicite comme rédacteur de lettres de félicitations, de lettres de condoléances, de discours patriotiques, etc…; le plus demandé est certes le « compliment « adressé aux jeunes mariés à leur sortie de la Maison communale, après la célébration du mariage civil. Non seulement il fallait rédiger le « compliment», le copier sur papier ministre en calligraphiant mais également exercer à sa lecture le récitant (enfant ou adolescent).

b) Ne lui demandait-on pas de jouer le rôle d’agent de police à la demande des parents, pour jet de cailloux, vol de fruits dans les vergers, en somme intervention contre la petite délinquance; en général, bons résultats !

c) Le Juge des enfants le déléguait pour une mission de surveillance discrète et surtout préventive (jeux d’argent).

d) Une dispute surgit entre voisins au sujet d’un chat, d’un coq, d’un sentier mitoyen, d’une haie, d’un rien, on recourt à l’instituteur pour la réconciliation (cas fréquent). Même, il intervient et, parfois avec succès, en cas de discorde entre époux (en prétextant l’avenir et le bonheur des enfants).

e) S’agit-il de comprendre ou de rédiger un testament, un bail, un contrat, etc…, on fait appel à la compétence et au bon conseil de l’instituteur.

f) Faut-il diriger les élèves terminant le 1er cycle scolaire vers l’apprentissage d’un métier ou celui d’une profession libérale. Il semble qu’il soit consulté et entendu par la plupart des familles; à remarquer que ce choix était plus aisé à cette époque qu’aujourd’hui.

g) A l’occasion, il donnait un conseil pour la taille d’une vigne, d’un poirier, l’élevage des abeilles, pour soigner une plaie, diriger un malade vers un service médical, etc. h) Mieux que n’importe qui, il connaissait des « misères» profondes et cachées dues à des facteurs divers : veuvages, accidents de travail, maladies professionnelles (ex. silicose, tuberculose), alcoolisme, faim (pendant la guerre), etc… Au début du siècle, pratiquement ni pensions, ni sécurité sociale valables. Il se dépensait sans compter pour obtenir des aides auprès de donateurs privés (industriels, etc…) et organisait, avec des amis, des œuvres : ex. la « Fleur de l’orphelin ».

i)La lutte contre l’ivrognerie, fort répandue dans les cités charbonnières, contre les paris d’argent (combats de coo, etc.) permettait à l’instituteur, de protéger les mères de famille, en évitant que le mari dépense tout son salaire avec les conséquences dramatiques que cela entraînait pour sa famille.

conclusion

La vraie récompense de l’instituteur ne consistait pas à recevoir des médailles civiques de 1re ou de 2e classe, voire de Chevalier de l’Ordre de Léopold (décernées d’après le nombre d’années ce service), elle était d’ordre moral : il la trouvait dans la réussite sociale et professionnelle de ses anciens élèves. Le plus grand hommage, adressé à sa mémoire, s’exprimait en termes simples : M. X était sévère mais c’était un bon instituteur…

L. ANNINO-HECQ.


L. ANNINO-HECQ.

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