Une décision, somme toute grave, vient de passer, sans bruit, entre la poire et le fromage, pendant ce week-end de congés de Toussaint: les éditions Dupuis retirent de la vente un album Spirou jugé raciste et sexiste.

Une pauvre petite aventure de Spirou

« Cet album s’inscrit dans un style de représentation caricatural hérité d’une autre époque » explique Dupuis. La promesse était pourtant banale, la banalité dont on fait les bandes dessinées ordinaires: « Lors d’un reportage sur un groupe « écolo-terroriste », Seccotine découvre que ses activités sont financées par le comte de Champignac, le vieil ami de Spirou et Fantasio ! En prenant le relais de l’enquête, le célèbre duo va se retrouver embarqué à son insu sur un porte-avions dans un combat acharné entre un milliardaire producteur d’engrais chimiques extrêmement polluants et une organisation 100 % féminine qui lutte avec des moyens originaux contre la malbouffe et la pollution des océans.

Avec La Gorgone Bleue, Yann et Dany nous livrent une grande aventure humoristique de Spirou qui n’hésite pas à aborder quelques thèmes d’actualité brûlants : écolo-terrorisme, pollution des océans, greenwashing, déontologie médiatique, etc.« 

Mais il y avait là matière à indignation, sans que personne ne s’en soit réellement avisé. Et en toute hypothèse, on assiste à une victoire du wokisme: l’album de Yann et Dany est sorti en 2023, sans faire de vague – ce qui au passage lui est reproché par ses détracteurs. Et il aura suffi d’un post du podcasteur Boidin, d’un tweet cumulant les vues, pour que la machine s’emballe.

Crime de lèse ringardise

Le résultat est là: une oeuvre jugée « caricaturale » et « héritée d’une autre époque » se fait – de facto – interdire. Bref la ringardise n’est plus seulement ce constat, valant opprobre qui frappe de déshonneur extrême et public, mais est désormais érigée en infraction « pénale », sanctionnée par une interdiction de paraître.

“Lorsque le méchant est venu au plus profond des péchés, il méprise tout ; mais l’ignominie et l’opprobre le suivent.” L’opprobre était la sanction, dans le champ de la morale que propose la Bible.
Aujourd’hui, l’opprobre est la cause qui justifie l’exécution capitale.
Ainsi, insensiblement, on glisse d’une certaine conception, par certains, d’une certaine morale pour dire le droit, le droit d’être ou non. Et avec pour sanction, l’interdiction d’être ou d’exister. Le Tribunal du Peuple des réseaux a dit.
Et dira autre chose demain. Et d’autres, autre chose, aujourd’hui déjà. On parle ici d’oeuvres. On parle demain de personnes?

« Une grande aventure humoristique de Spirou »? On ne s’exposera pas ici à l’accusation de s’arrimer au «point Desproges».

Une exigence de contrition

Mais il faut constater que la condamnation n’est pas parfaite, la société préservée, et la scène de crime lavée, si elle n’atteint pas l’auteur du crime: « Je ne le ferai plus ainsi, je reconnais que j’ai fait une erreur. Je regrette vraiment d’avoir pu blesser des personnes« , confesse Danny, 81 ans, né le 28 janvier 1943. Il faut que le scalpel excipe le mal. Il n’y a pas juste sentence si les auteurs ne sont publiquement humiliés. Relevez les piloris!

Que Dany soit considéré comme un des grands auteurs de la bande dessinée franco-belge n’a plus la moindre importance. Que la décision de Dupuis, dans sa soumission totale et sa précipitation, le laisse « ahuri » pas davantage.

Il s’agit d’éradiquer, à tort et à travers. Et cette nouvelle bien-pensance a ses « gardes rouges » vigilants, comme on le voit. Le crime sera-t-il effacé par la contrition ou le crime, reconnu; est-il indélébilement attaché à son auteur? On ignore si ce tribunal divin en sera satisfait.

On vous le disait bien: la « révolution culturelle » est en marche. Et rien n’y fait.

Il y a stéréotypes et stéréotypes. Caricatures et caricatures.

Une partie de la Bande Dessinée trouve son inspiration dans les stéréotypiques. Et les caricatures. Les caricatures? Parlons d’autre chose, car manifestement, certaines seraient odieuses, et d’autres respectables.

Une autre partie de la BD trouverait son inspiration en renversant la table. Et d’autres encore ailleurs. Mais cette évidence est niée: elle doit répondre aux normes non écrites du moment, édictées par les censeurs auto-proclamés du moment. Sans qu’il ne soit possible d’interjeter appel.

Et tant pis si les censeurs se retrouvent en sectes rivales, opposées: ceux qui fustigent ici étaient-ils « Charlie’ »? Probablement. Effarante contradiction.

Une moralité abusive

Face à cette bien-pensance intolérante, initiée par un censeur mâle et blanc, Barly Baruti, dessinateur de BD congolais, rappelle, en précisant qu’il intervient en tant qu’auteur et non que personne de couleur (car « franchement, à part les méduses, qui n’en a pas ? »), son attachement à cette joyeuse règle de base : « Tout bédéphile admet le principe de la caricature, qui est la déformation, l’exagération de détails… qui tend à ridiculiser le modèle. TOUS les modèles. » Baruti s’inquiète aujourd’hui de voir monter une forme de puritanisme ambiant. « Aujourd’hui, certaines personnes estiment que ceci n’est pas bon, que ceci est juste… Il y a une espèce de moralité abusive alimentée par des convictions politiques ou identitaires. »

Qu’on m’entende bien: il ne s’agit pas d’approuver le contenu ou la forme de cette bd en particulier. Il ne s’agit de défendre un « chef d’oeuvre ». Ni de nier que certains cases puissent passer pour ringardes ou constituer de fait des fautes de goût. Il s’agit d’une question de principe. Il s’agit d’acter – et d’un même mouvement de refuser – qu’aujourd’hui, une poignée d’influenceurs puisse s’ériger en juge et prononcer pas moins qu’une condamnation d’autodafé en dehors de toute légitimité et de toute norme. Cela ressemble à ce que l’histoire a appelé la « Terreur ».


Bernard Chateau,

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