Pour la plupart des enfants, en âge d’école, les années de la 1re guerre mondiale 14-18 furent une période de sous-alimentation et de privations en tous genres

Avant les hostilités, les Carniérois, dans la grande majorité des cas, se nourrissaient essentiellement de pain, de laitages, de pommes de terre, de potages riches en graisse (à base de lard, de fond ce jambon, d’os de boucherie etc… auxquels s’ajoutaient divers légumes et ce gros haricots blancs dits « fèves »).

La viande de boucherie, considérée comme un mets de luxe, n’apparaissait sur table qu’une ou deux fois par semaine (au maximum) et de préférence le dimanche. Le vendredi, dans les familles aisées, on servait le poisson. Volaille et gibier étaient réservés aux jours de grandes fêtes : kermesse, Pâques, Noël, etc…

Dès l’envahissement de la Belgique, l’Etat-major allemand se préoccupa, avant tout, de ravitailler ses troupes en munitions et, dans une moindre mesure, en alcool (on put le constater sur les rescapés de la bataille de Collarmont).

Par contre, il pourvoyait au ravitaillement de l’armée d’occupation en procédant à de sévères réquisitions dans les régions occupées, chez les cultivateurs, les dépositaires de denrées alimentaires, voire même chez les particuliers.

Que restait-il à la population pour subvenir à ses besoins alimentaires? Peu de chose et à quel prix ? Tous et les enfants les premiers, commencèrent à souffrir de la faim et firent le dur apprentissage de la lutte pour la survie.

Un comité de ravitaillement vit le jour sous l’impulsion des autorités communales. La distribution des denrées alimentaires de première nécessité avait lieu à Carnières-Centre dans le vaste préau couvert de l’école primaire des garçons située sur la place communale.

On était astreint à suivre une file parfois interminable pour se procurer quelques aliments indispensables, tel le pain. Dans la file, se glissaient subtilement quelques écoliers dépêchés par des mères de famille malades ou débordées dans leurs tâches familiales. L’absence de ces élèves posait parfois des problèmes moraux aux instituteurs chargés de relever et de mentionner les absences.

Ce fameux pain noir, exécrable, était réparti plus ou moins équitablement, en quantité insuffisante au prorata du nombre de membres de la famille.

Malheureusement, ce comité de ravitaillement commit de regrettables abus. : dé- tournements de fonds, de vivres, de vêtements (dons envoyés par l’Amérique) parfois même revendus à bon prix hors circuit. En effet, certains membres du comité, connus pour leur intégrité, furent écartes… Déjà, à cette époque il arrivait que l’honnêteté confondue avec la bêtise fût gênante pour certains !

Que de fillettes habitant des hameaux éloignés du Centre (Trois-Arbres, Roujuste, Gade, Collarmont, Pairois, etc…) chargées de leur lourd cartable (appelé couramment « carnassière») s’amenaient à pied et arrivaient à l’école fatiguées, épuisées et affamées. Que de défaillances dues à la faim !

Certaines écolières appartenant à des familles nombreuses ou démunies (à cette époque le régime des allocations familiales n’existait pas, la Sécurité Sociale non plus et la pilule contraceptive encore moins), et n’ayant pas c’éjeuné faute de pain, profitaient du fait que l’institutrice s’occupait ce l’autre division pour croquer, à la dérobade, une pomme, parfois véreuse, ou le plus souvent pour grignoter une carotte jaunâtre, réservée au bétail ou même un navet cru.

D’autres, également affamées, réagissaient en subtilisant la tartine de dix heures d’une condisciple mieux pourvue. Pouvait-on leur en faire grief ?

Les gamins, plus audacieux, franchissaient délibérément les clôtures, en fil barbelé, des vergers pour y cueillir pommes, poires ou prunes, selon la saison, au risque d’y laisser quelques lambeaux de pantalon et d’être rudement « corrigés» par les fermiers furieux.

Des mères de famille, épouses de houilleur, se voyaient souvent obligées, avec quel déchirement de cœur, de prélever sur la maigre ration de leurs enfants les tartines de pain sec entrant dans la composition du « briquet» destiné au père qui travaillait tous les jours de la semaine, de dix à douze heures par jour, dans des conditions pénibles. Il y avait bien quelques enfants de familles plus aisées dont les parents parvenaient avec de l’argent, beaucoup d’argent, à se procurer du froment, chez les cultivateurs. La plupart de ceux-ci, hélas, profitèrent de la situation pour vendre à prix d’or leurs produits agricoles (grain, beurre, pommes de terre). On les qualifia « d’accapareurs». Cette dénomination leur est restée pendant un demi-siècle. Cela entraîna des dissensions entre voisins, concitoyens voire entre membres d’une même famille, car les agriculteurs n’osant réclamer un prix trop élevé à leurs proches, fournissaient, par contre, leurs produits au plus offrant des étrangers.

Une grande partie de la population fut ainsi amenée à s’approvisionner en froment, en beurre dans les régions voisines, à savoir : Piéton, Anderlues, Buvrinnes, on alla jusqu’à Peissant, Grand-Reng, etc…

Le blé étant acquis chèrement, il restait à le transporter, épreuve ô combien pé- certains concitoyens qui mal disposés, auraient pu vous dénoncer.

Dans les transports en commun, les soldats allemands fouillaient parfois les voyageurs et confisquaient les denrées acquises avec tant de difficultés.

Il arrivait cependant, que l’occupant tant détesté fit preuve d’humanité envers la population durement éprouvée. Je me rappelle avoir assisté, un soir, à la scène suivante. Des voyageurs avaient péniblement embarqué dans un tramway un sac ce blé d’environ 25 kgs, soigneusement camouflé en un ballot de couleur sombre. Hélas ! lors du démarrage brutal, le sac en jute s’éventra, le grain commença à couler dans la cabine du conducteur, sur les pieds d’un soldat allemand qui, spontanément, et à la stupéfaction de tous, se mit en devoir d’aider les propriétaires à ramasser tant bien que mal, à cause du tangage du tram, le précieux aliment.

A la nuit tombante, pour éviter les regards indiscrets, on transportait le grain à brouette, chez un meunier occasionnel qui acceptait de le moudre.

Restait une dernière opération: le tamisage de la farine. Chaque ménage s’était fabriqué un tamis: une caisse avec un fond en toile métallique à mailles plus ou moins serrées.

Le son obtenu (auparavant, on le destinait à l’engraissement des porcs) était mélangé à du miel artificiel (sucre inverti) fourni par le ravitaillement et utilisé pour confectionner un pain d’épices attendu avec impatience par nos petites filles et petits garçons amaigris.

Il arrivait que le grain dût être moulu à la maison à l’aide d’un engin de fortune : un petit moulin en fonte actionné à la manivelle, à force d’huile de bras et à la sueur du front. Malheureusement, des petits rongeurs domestiques s’étaient parfois régalés les premiers d’où la nécessité, avant la mouture, de séparer le bon grain des « brins» de souris, besogne fastidieuse réservée aux enfants qui ne l’appréciaient guère et trouvaient moult prétextes pour y échapper.

Après la moisson, il ne déplaisait pas aux petits de suivre les glaneuses sur le champ. Mais jeux et ramassage se mêlant, la récolte en épis restait fort modeste, même nulle, à l’occasion, et les petits étaient mal accueillis par leurs parents à leur retour et parfois brutalisés.

Une autre corvée était aussi réservée aux enfants : la visite quotidienne à la ferme pour l’approvisionnement en lait. Ils recevaient, à cet effet, des consignes impérieuses.

1°) ne pas s’attarder en cours de route ;

2°) ne pas perdre ses sous (monnaie : piécettes) ;

3°) vérifier si la pinte (mesure ce capacité en étain 1/2 l.) était remplie jusqu’au bord par la fermière ;

4°) ne pas casser le pot au lait.

N’était-ce pas beaucoup demander ?

La route est longue vers la ferme. Comment ne pas s’attarcer avec de petites amies pour jouer, pendant quelques instants « au chat» ou « au paradis» ?

Comment ne pas rêver en cheminant sur les petits sentiers sinueux et mystérieux qui conduisent à la ferme? Comment ne pas suçoter les jeunes feuilles tendres des aubépines, des haies bordant le chemin, ne pas découvrir les timides violettes à l’ombre d’un arbuste, ne pas marcher dans les prés remplis de pâquerettes et de boutons d’or pour en composer de lumineux bouquets, ne pas cueillir les grandes marguerites et les effeuiller comme font les amoureux, ne pas trouver l’unique trèfle à quatre feuilles, parmi les feuilles des « coucous», ne pas mâcher l’oseille sauvage (« la surelle »), ne pas grignoter les « pièces de beurre» (fruits ce la mauve ou guimauve), ne pas faire provision de mûres juteuses au risque de s’accrocher aux ronces méchantes, ne pas déloger les hannetons blottis sous les feuilles d’une charmille ?

En ce temps de privations, quelle évasion bénéfique, que de petits « bonheurs », simples cueillis dans une nature encore préservée.

En cas de chute, au cours de jeux improvisés sur la route, les « sous» s’éparpillaient dans la nature, il était malaisé de les récupérer sans salir ou déchirer les vêtements !

Quant à vérifier le remplissage de la pinte, les enfants ne s’en souciaient guère…

Si, répandre un peu de lait était chose courante, briser le pot en faïence signifiait faute grave entraînant de facto une punition exemplaire: dans la généralité des cas, une « bonne danse» c’est-à-dire l’administration de gifles et de coups suivie d’un coucher illico et sans souper…

Le lait, denrée précieuse, était souvent baptisé. Dans le village, suite à des dénonciations anonymes, des contrôleurs, munis de densimètres, visitaient les fournisseurs et verbalisaient. Fait amusant, on aurait cru à un roulement tacite, en ce sens, que les fermiers de la commune étaient pris en flagrant délit à tour de rôle et frappés par ces mesures punitives…

Quant au beurre, vendu en fraude à un prix inabordable, il se faisait de plus en plus rare ainsi que toutes les matières grasses. Parfois, on le remplaçait par du saindoux fondu par la ménagère et fort apprécié par les enfants qui l’étendaient sur le pain. Que c’était bon une tartine grillée « beurrée» au saindoux. Hélas! ce privilège n’était réservé qu’à la minorité des enfants…

Chaque quinzaine une grand-mère venait, en tram, d’Anderlues, visiter enfants et petits-enfants.

Bien que craignant des perquisitions éventuelles, elle avait coutume de leur apporter un « riche» cadeau : une motte de beurre (1/2 kg.) et quelques couques blanches Le tout était dissimulé dans une poche cousue à l’intérieur d’un épais jupon supplémentaire, à volant, en cotonnade, glissé sous la jupe noire extérieure, ce qui bien entendu. élargissait quelque peu sa tournure…

Double était la joie des enfants qui se précipitaient à sa rencontre, empressement qui n’était pas tout à fait désintéressé : ils savaient que sous ses jupons gonflés se cachaient quelques « bonnes choses à manger». Il faut savoir, qu’en ce temps-là, un goûter royal se composait de tartines beurrées garnies de confiture !

Le café, également rare, était souvent remplacé par un succédané « la torréaline » mais on lui préférait l’avoine torréfiée, sur ce grandes platines à tarte, dans le fourneau ce la cuisinière au charbon.

Les pommes de terre entraient pour une large part dans l’alimentation car si leur valeur nutritive n’était pas très élevée, elles présentaient l’avantage de meubler l’estomac et d’éviter ainsi les tiraillements dus à la faim. Ces tubercules n’abondaient pas non plus. Chaque petit jardin ou coin de terre, était bêché, retourné, exploité à fond mais quand son étendue était insuffisante, on louait une parcelle de terrain chez un cultivateur pour y planter un ou plusieurs ares de pommes de terre. Il consentait parfois à creuser le sillon avec la charrue lors du plantage et de la récolte. Bien entendu, les enfants participaient au ramassage.

Dans les anciens cahiers de cuisine de nos mamans, nous trouvons encore de fameuses recettes (de guerre) de gâteau de pommes de terre et de frangipane aux haricots passés au pilon qui faisaient nos délices.

Par contre, l’aliment qui a laissé le plus mauvais souvenir chez les contemporains de cette époque, est certes la ratatouille au rutabaga (genre de chou-navet destiné aux bestiaux) que consommaient ceux qui n’avaient vraiment rien d’autre à se mettre sous la dent. Etait-ce à cause du goût spécial du légume ou à cause de la sauce par trop pauvre en matière grasse? Aux deux fort probablement. Tous sont d’accord pour le juger immangeable.

A la pénurie de viande de boucherie, on parait par l’élevage domestique de poules, de lapins. Les enfants étaient chargés de nourrir ces derniers, de couper l’herbe le long des chemins, les plantains, les laitigeons (laiterons), les « cruaux», etc…, la cueillette ces pissenlits était autorisée, à titre exceptionnel, dans certaines prairies. Cela posait des problèmes aux parents : les enfants s’étant pris d’affection pour leur élevage s’opposaient, vivement à la mise à mort de leurs protégés.

Des particuliers élevaient ces porcs avec des pelures de pommes de terre, des déchets, etc., et les débitaient en secret. Parfois, on dépeçait un veau en cachette et on était prévenu par le téléphone indien pour aller quérir un morceau contre monnaie sonnante.

Heureux ceux qui en avaient la possibilité. Hélas, beaucoup d’écoliers ignoraient le goût de la viande! Ainsi au lot de misères propres à la guerre, la FAIM ajouta son lourd tribut.

Beaucoup d’enfants souffrant de malnutrition ne purent résister aux conditions climatiques rigoureuses des hivers (notamment en 1916), aux maladies et aux épidémies (bronchites chroniques, pneumonies, tuberculose, grippe espagnole, etc.).

Les survivants, qui actuellement dépassent la « septantaine» sont marqués à vie par ces dures épreuves; le gaspillage des denrées alimentaires les irrite, la hantise de la faim les poursuit, la perspective d’une troisième guerre mondiale, vu la course effrénée aux armements, les horrifie.





Lucienne HECQ,
Veuve D. Aunino CAVALIERATO.

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