source: https://lycee.clionautes.org/voyages-et-decouvertes-du-xvie-au-xviiie-siecle.html

Vendée Globe 2024. On a vu Charlie Dalin arriver il y a quelques semaines maintenant. C’était le 14 janvier dernier, quand le soleil se levait sur la mer, aux Sables-d’Olonne.

Denis Van Weynbergh, seul concurrent belge et brabançon, est le dernier de la course, mais ses efforts ne sont si éloignés de ceux qui sont devant et il a franchi les mêmes difficultés.

Ce jour-là, il franchissait le cap Horn et envoyait un message, ému et manifestement épuisé: c’était le jeudi 23 janvier 2025. Il en rêvait depuis 6 ans. Et il l’a fait.

Il lui restait alors 11 206 km à parcourir. Il en avait 33 067 derrière lui, à cette heure. Il était parti le 10 novembre 2024. Comme tout le monde. Ceux qui étaient arrivés déjà. Ceux qui naviguaient, devant. Et même ceux qui avaient abandonné. On retiendra au-delà de l’exploit la leçon de vie de son message, après le Cap Horn, à écouter impérativement jusqu’au bout.

Il sera là dans un mois, se demandait-on ? Un petit mois? Un gros mois?

Il arrivera. Hors délai… Ce 8 mars au matin.

Il n’est pas vraiment dernier, puisqu’il arrivera après que la ligne ait été fermée. Et si finalement, il a franchi la ligne d’arrivée un peu plus de 24 heures après sa fermeture, il a été accueilli comme tous les concurrents, mais avec une forme particulière d’enthousiasme. Sur le site, on lit, face à son nom: Ligne d’arrivée fermée : 07/03/2025 08:00:00 (FR) .

« C’est le sport ! La règle est juste » dit-il à Ouest France. A cette heure-là, il avait parcouru 44 273.2 km.

Mais l’important est bien qu’il l’a fait: il l’a fait ! Après 117 jours de course, Denis Van Weynbergh a bouclé son Vendée Globe. Et il est le 1er Belge à boucler un tour du monde en voile en solitaire.

C’est ainsi qu’il conclut son aventure, en débordant d’une nouvelle énergie mais d’une émotion plus prégnante encore:

« Les autres ont fait la course et moi j’ai écrit mon histoire ».

Ainsi, Denis Van Weynbergh, qui ambitionnait de finir dernier et a fini hors classement, se retrouve en véritable héros, inattendu, du Vendée Globe 2024, accueilli… en vainqueur, dans une ambiance de victoire « belge » de Coupe du Monde de football.

Cet exploit est aussi le prétexte à se souvenir des premiers navigateurs de la vieille Europe, partis à la découverte du monde. Et on se surprendra de constater le rôle exceptionnel d’un Wallon, un Tournaisien.

On se projette aux XV°, XVI° et XVII° siècles, et quelques noms reviennent spontanément en mémoire. Christophe Colomb est certainement le premier qui vient en tête. Originaire de Gênes, il est le premier à avoir découvert l’Amérique en 1492 sans le savoir puisqu’il pensait être en Asie.
Et puis, Vasco de Gama, navigateur portugais, le premier européen à accoster en Inde, en passant par le Cap de Bonne-Espérance.
Et puis Magellan. Il voulait faire le tour du monde par voie maritime mais il fut occis dans l’archipel des Philippines.

Isaac Lemaire, tournaisien commerçant. Mais pas que…

Mais on ignore en général qu’un wallon les a concurrencés en audace. Certes, il y a là une forme d’arrangement avec l’histoire. Mais Tournai, première capitale de la France, au cœur de l’Histoire, liée à Childéric et à Clovis, n’est-elle pas après tout aussi wallonne ? Car il vous faut savoir que celui dont il va être question ici est tournaisien.

Il faut se plonger dans la savante notice que lui consacre Ferdinand Loise dans la Biographie Nationale pour pénétrer cette personnalité exceptionnelle. Plus près de nous, Tom Dieusart revient sur la vie hors du commun de notre homme dans Rond de Kaap (Autour du Cap), dont le site Les Plats Pays, déjà cité ici, a fait récemment une belle recension.

Pierre tombale d’Isaac_Le_Maire_et de son épouse

Mais de qui s’agit-il ? D’Isaac Lemaire.
Isaac Lemaire naquit à Tournai, vers le milieu du XVIe siècle, entre 1545 et 1550.
On dit de lui que « c’est le Christophe Colomb des Pays-Bas ». Rien moins. On verra que, dans les faits, c’est aussi, c’est surtout à son fils, que revient cet honneur.
Il appartenait à une famille aisée, exerçant le commerce à Tournai. Son père s’appelait Jacques Lemaire, bourgeois de la paroisse de Saint-Jacques. Sa mère était Catherine Briammont. Il épousa Nathalie de Bary, sœur de la femme de Guillaume de Cordes, conseiller pensionnaire de Tournai. Il aurait eu quatorze enfants.

Et puis Anvers et Amsterdam.

Mais toujours est-il qu’il quittera Tournai. Pour quel motif ? Pour des raisons religieuses, pour fuir les persécutions ? Pour échapper à l’administration espagnole?
En tout cas, les faits sont là : il s’établit comme négociant à Anvers, premier jalon vers Amsterdam en 1585 où quelques biographes le font naître à tort. Instruit et entreprenant, sa fortune lui permettra d’oser et d’entreprendre, comme on va le voir.

Il mourut à Buurkerk d’Egmond-Binnen, en Hollande-Septentrionale, le 20 septembre 1625.

Entre les deux, une vie faite de commerce mondial, d’abord dans les eaux européennes, ensuite dans le monde. Et d’une ambition de navigateur et de découvreur, qui impliquera finalement son fils Jacob, lequel y perdra la vie en mer, après avoir ouvert de nouvelles voies maritimes de légende et découvert quelques îles jusque là inconnues: « Il reçut la sépulture dans cet immense Océan, témoin de ses courageux exploits« , dit J. de Saint-Génois; « Tournai fut sa patrie. Il eut pour tombe l’Océan et les flots mobiles de la mer du Sud, non loin des terres magellaniques, où la reconnaissance des deux mondes a élevé à sa mémoire cette courte, mais pompeuse inscription : ‘DÉTROIT LEMAIRE!’ « , dit Chotin. On devine, de cette dernière envolée lyrique, une confusion quant à la mort du fils, qu’on a attribué là au père…

Mais reprenons dans l’ordre.

Né dans une famille tournaisienne protestante de commerçants, le commerce lui était comme une seconde nature, et l’appât du gain ne lui faisait en aucun cas scrupule. Il appréhenda donc l’un et l’autre comme des ambitions légitimes, que le goût du pouvoir couronnerait.

A Anvers, il est marchand d’épices et capitaine de la milice locale.

Carte historique d’Amsterdam Willem et Joan Blaeu, cartographes XVIIe siècle – Bibliothèque Nationale d’Espagne

Amsterdam à l’âge d’or

A Amsterdam, où il arrive en 1586, ses activités vont prospérer. Armateur à la tête d’une flotte imposante, il fait transport et commerce de sel, de bois, de seigle, de blé, de poisson, de vin et d’autres marchandises, d’abord en Europe, ensuite vers l’Amérique du Sud.

Toutes ces activités ne l’empêchent pas d’être actif sur le marché immobilier, terres et maisons.

C’est qu’après la chute de Lisbonne en 1580 dans les mains espagnoles, de nombreux Juifs séfarades riches ont fui pour Amsterdam. Les Portugais amènent alors leurs compétence dans le commerce extérieur avec l’Amérique du Sud et l’Asie, ce qui permet à Amsterdam de bénéficier pleinement de leurs connaissances et de leurs contacts commerciaux. Lorsqu’Anvers, la ville portuaire alors la plus importante d’Europe, tombe également aux mains du roi d’Espagne en 1585, les riches marchands du sud des Pays-Bas se déplaceront en masse vers le nord. Des artisans et des intellectuels flamands suivent dans leur sillage. Amsterdam devient alors un creuset de cultures : en 1600, un Amsterdamois sur trois était un immigré.

La Compagnie des Indes Orientales

Retour de la deuxième expédition en Asie de Jacob van Neck en 1599, Cornelis Vroom Rijkmuseum

Alors, c’est l’ensemble des Pays-Bas et singulièrement Amsterdam qui ont de l’ambition et les moyens de leur ambition. La conviction y est notamment que la réussite passera, comme pour le Portugal, par les Indes. Poivre, clous de girofle, macis, ou noix de muscade, tout se transformera en or. Conforté par l’esprit missionnaire, la « Vereenigde Oost-Indische Compagnie », « Compagnie des Indes Orientales » voit le jour le 1° septembre 1602. Et bien sûr, Isaac Lemaire en est.

Mais le carcan que représente la VOC lui pèse et ne rapporte pas assez à son goût.

Investisseur activiste. Raid baissier et vente à découvert

Alors, avec quelques uns, il se met à en contester la gestion, en investisseur activiste, d’abord. Ce qui lui vaut d’être exclu du Conseil d’Administration. A tenter de la saborder ensuite. En capitaliste avant l’heure, il est à la manœuvre et lance la première campagne de raid baissier et de vente à découvert de l’histoire.

Concurrence frontale

Et il crée sa propre compagnie, la « Groote Compagnie ». Avec un objectif : contrer la VOC. Pour ne pas dire la saborder. Et développer ses propres activités maritimes.

Ses tentatives de s’adosser au Royaume de France échouent? Peu importe. La VOC s’est réservée le passage par le Détroit de Magellan ? Il n’en a que faire. Il a l’intuition qu’il en existe un autre, plus austral encore. Ou plutôt, il en a la certitude.

Isaac met son plan à exécution à Hoorn. Il mobilise son fils, Jacob. Et avec quelques riches commerçants et armateurs complices, affrète deux navires.

Détroit Lemaire et Cap Horn

Le Nouveau Port de Texel Dirk de Jong

C’est du port de Texel, le 14 juin 1615, que deux bateaux vont appareiller et suivre d’abord la route habituelle par Madère puis entre la Grande Canarie et Ténériffe. Sur l’un, Jacob. Sur l’autre le capitaine Willem Schouten. Le premier s’appelle l’Eendracht. L’autre, le Horn, qui sera perdu en route, lors d’un incendie sur les côtes patagonnes.
C’est sur les pas du corsaire Francis Drake que le deux-mâts Eendracht franchit une mer, jusque là inconnue. Elle est découverte durant les journées du 24 et 25 janvier 1616 et est située entre la Terre de Feu et une terre nouvelle inconnue qu’ils baptiseront « Staaten Island », île des États-Généraux, du nom de l’assemblée qui présidait au destin des Provinces-Unies. Elle leur parut être la pointe du continent austral. Ce bras de mer sera baptisé détroit de Lemaire, comme un hommage de Jacob à Isaac, du fils au père.
Le navire errera vers le sud-ouest, au milieu d’un labyrinthe d’îles, pour doubler, après six mois de route, une terre élevée. Le changement de couleur des eaux révéla aux navigateurs leur entrée dans le Pacifique, dans le bleu, devenu légendaire, des mers du Sud. Ils avaient accompli leur performance à la meilleure époque de l’été austral. A leur initiative, le nom de la ville qui avait permis que cette expédition fut donné au promontoire de la pointe extrême de l’Amérique, devenu si célèbre, le cap Horn.

Schouten écrit :

AMERICA MERIDIONALIS. Augsbourg, T.C. Lotter, 1772.

« Au-delà du cap Horn nous perdîmes la terre de vue ; la persistance de cette longue et forte houle de couleur bleue confirma notre soupçon qu’il n’y avait plus de terre devant nous, seulement la mer immense. Nous essuyâmes là force pluies et tempêtes de grêle, avec des vents si variables qu’il nous fallait louvoyer constamment, en tirant de courtes bordées. Le 1er février 1616, malgré que ce fût le milieu de l’été austral, nous eûmes très froid lors d’une tempête de sud-ouest si violente que l’on dût réduire la voilure pour faire route au nord-ouest, puis à l’ouest/nord-ouest. »

C’est sur le chemin du retour que l’équipage fut arrêté, à la demande de la VOC, convaincue de ce que son privilège avait été violé. C’est sur ce chemin que Jacob Lemaire meurt en mer le 31 décembre 1616. On dit qu’il mourut de dépit.

AMERICA MERIDIONALIS. Augsbourg, T.C. Lotter, 1772. detail

Isaac n’eut de cesse de rétablir son honneur, celui de son fils, de faire réaffirmer son rôle dans l’expédition, que Willem Schouten s’était approprié. Et bien sûr, d’obtenir réparation…

Le détroit de Lemaire a été ajouté aux nouvelles cartes en 1618 à environ 56°S.

Ainsi s’est ouverte une voie maritime, au-delà des 40e rugissants, entre les cinquantièmes hurlants et les soixantièmes stridents… grâce à un tournaisien.

Bernard Chateau,

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