J‘arrive d’Ostende. Il n’y a rien à Ostende, pas même des huîtres. – C’est-à-dire, il y a la mer, et je suis un ingrat de parler d’Ostende comme je fais. Je suis d’autant plus ingrat que j’ai été à Ostende l’objet de toutes sortes de faveurs spéciales de la part de la mer et de la part du ciel. D’abord, comme j’entrais à Ostende, il avait plu toute la matinée, la pluie a brusquement cessé, les nuages se sont envolés, le soleil s’est mis à sécher la grève en diligence, et j’ai pu me promener deux bonnes heures au bord de la mer à la marée descendante. — Hélas ! pas un pauvre
coquillage, mon Toto ! – Rien que le sable le plus doux et le plus fin du monde. — Je suis charmé d’avoir vu les dunes.
Les dunes
C’est moins beau que les granits de Bretagne et que les falaises de Normandie, mais c’est fort beau encore. La mer ici n’est plus furieuse, elle est triste. C’est une autre espèce de grandeur. Le soir, les dunes font à l’horizon une silhouette tourmentée et pourtant sévère. C’est, à côté des vagues éternellement remuées, une barrière éternelle de vagues immobiles: C’est en se promenant sur les dunes qu’on sent bien l’harmonie profonde qui lie jusque dans la forme la terre à l’océan; l’océan est une plaine, en effet, et la terre est une mer. Les collines et les vallons ondulent comme des vagues, et les chaines de montagnes sont des tempêtes pétrifiées. Je ne cherchais pas de transition, mais puisqu’en voici une, je la prends. Hier au soir, chère amie, j’ai vu une tempête, ou pour mieux dire, un gros orage, car, nous autres gens de la terre ferme, nous ne nous figurons pas une tempête sans navire en détresse et sans naufrage. Quoi qu’il en soit, tempête ou orage, c’était admirable.
Les baignades
Mais aussi : « Vers midi, comme il faisait beau, on se baignait sur la levée. Les hommes et les femmes se baignaient pêle-mêle, les hommes en caleçon, les femmes en peignoir. Ce peignoir est une simple chemise d’étoffe de laine fort légère qui descend jusqu’à la cheville, mais qui, mouillée, est collante, et que la vague relève souvent. Il y avait une jeune femme qui était fort belle ainsi, trop belle peut-être. Par moments c’était comme une de ces statues antiques de bronze avec une tunique à petits plis. Ainsi entourée d’écume, cette belle créature était tout à fait mythologique ».
Heureux qui peut convoquer la mythologie pour légitimer ses pensées les plus secrètes…
Un détour…
Mais l’ampleur du sujet mérite un détour. Par “les Plats Pays”. “Les Plats Pays” – encore eux – consacre en effet une série à la Mer du Nord, intitulée “Avec la Mer du Nord”. Vous fredonnez déjà et voyez “les derniers terrains vagues”? Cette approche, qui contient douze articles, traite de cette étendue d’eau qui relie les Pays-Bas, la Belgique et la France et, dans sa diversité, est juste passionnante.
Et quelques anachronismes…
Mais – et tant pis pour les incohérences chronologiques, comment peut-on parler d’Ostende sans se laisser aller à évoquer Jean-Roger Caussimon et Léo Ferré, qui ne font qu’un avec “Comme à Ostende“, James Ensor, et bien sûr Arno.
Comme à Ostende, d’abord. Caussimon et Ferré se rencontrent au Lapin Agile, en 1947. Le premier est surtout comédien. Le second vient de “monter à Paris” et ses débuts ne sont pas évidents: Piaf l’encourage, Trenet l’invite à écrire mais à renoncer à chanter et en attendant, il est fermier. Ces deux-là s’entendent: Caussimon écrit; Ferré met les notes sur ses textes. Caussimon évoque sa présence à Ostende, lors de représentations des Galas Karsinty: après les représentations, c’est la tournée des bars, et puis des bordels,
dans l’quartier où y’a des vitrines
Remplies de présenc’s féminines
Qu’on veut s’payer quand on est soûl…
La chanson est née. Elle sera un des plus grands succès de Ferré, que reprendra Caussimon, une de leurs plus belles réussites, avec “Monsieur William”, “Mon Camarade”, et “le Temps du Tango”… Au total pas loin de deux douzaines de chansons.
Ostende, Ni gris, ni verts. Ostende, ça pleuvait. Ostende et se perdre.
Et puis James Ensor.
Hugo aurait pu croiser James Sidney Edouard… gamin. On retiendra le patronyme: Ensor. Et son constat, formulé plus tard, l’aurait sans doute amusé, voire titillé.
L’église est mal disposée envers le tourisme,
qui insufflerait “de mauvaises pensées”
aux prêtres – la plage est l’oreiller du diable.
Ce génie ostendais, peintre du fantastique, cet l’enfant entouré de femmes, élevé dans un cabinet de curiosités étrange, qui constituait le magasin du rez-de-chaussée; cet enfant, irrespectueux et solitaire, bientôt un brin révolutionnaire et qui sera fait baron, était aussi écrivain avec une plume trempée dans les œuvres de Balzac et de Flaubert. C’est aussi un penseur et un observateur de son temps, qui savait ciseler ses phrases avec une précision d’orfèvre, cocasse et inventif. L’idiome «superlificoquentieux» d’Ensor, plein d’inventivités et de références pointues, révèlerait même, pour l’historienne de la littérature Claire Moran, des signes avant-coureurs de la poésie slam.
Dans “Ensor: sous le masque du peintre se cache un écrivain“, Herwig Todts, traduit par Daniel Cunin, publié dans l’excellent site “les plats pays“, documente une passionnante approche de ce qui était pour Ensor davantage que des “excédents et des à-côtés”:
Ainsi, “dans «Le Prix de Rome» (1895), il compare l’art de Jean Delville, lauréat du prix en question, à des «culbutes triboulinesques sans nom, prurit de Turlupin exaspéré, agonie bavocheuse et rancunière, bagarres fielleuses». Triboulibisques? Dans sa pièce Le Roi s’amuse, Victor Hugo mettait en scène Triboulet, le bouffon de François Iᵉʳ, sous les traits d’un grotesque anti-héros tragique devant l’éternel. Alors, finalement, Ensor et Hugo se seraient bien rencontrés?
Quant à Turlupin par contre, Hufo n’y est pour rien: c’était le pseudonyme qu’ Henri Legrand, comédien du XVIIe siècle, adoptait lorsqu’il entrait dans le rôle d’un farceur de la commedia dell’arte coutumier des blagues fades et de mauvais goût”.
Mais je tiens pour une merveille sa devise aphoristique:
“Les suffisances matamoresques
appellent
la finale crevaison grenouillère”.
Un politique, naguère, l’avait servi à ses opposants: Jean Gol. Il s’était trompé dans l’attribution de l’aphorisme, mais avait montré une jolie culture, dans un monde où elle ne s’exprime plus guère. Et où elle aurait pourtant toute sa place, et spécialement cet aphorisme…
On en oublierait d’évoquer ses peintures, magnifiques et aussi intrigantes que lourdes de sens, satiriques et irrévérencieuses, emplies de masques et de chapeaux fleuris.
Le tableau Les Bains à Ostende, réalisé en 1890, qui résonne à merveille avec la découverte des bains par Hugo, a connu une réinterprétation contemporaine à l’occasion de la rénovation de la Maison Ensor, en 2020, par le photographe flamand Athos Burez.
Pour tout dire, une visite, à Ostende et à son Musée, s’impose. Pour ce qui est des 4 expositions d’hommage à James Ensor à l’occasion du 75e anniversaire de sa mort, en 2024, c’est bientôt raté. Sauf les oeuvres de street art qui lui sont consacrés, et pour cause – et, pour plus très longtemps, “La Vlaanderenstraat à l’époque de James Ensor”, sa rue, qu’il a peinte de sa mansarde.
Ensor. Caussimon. Ferré. Et enfin, Arno, qu’on ne présente plus. Il est né l’année où Ensor meurt. En 1949. Arno, il se confond au rock, à un accent flamand inimitable, à un esprit spontanément déjanté, implacablement et logiquement rationnel pourtant. On garde en mémoire son “quel bazar ici!“, qui ponctuait son admiration – ou son incompréhension – face au monde.
Ses reprises souvent donnent une nouvelle dimension aux chansons qu’il s’approprie.
Celui qui se laissait appeler le charlatan avec plaisir – c’est sa grand-mère qui lui a donné ce surnom – a donné aux filles du bord de mer de Salvatore Adamo une ampleur nouvelle et, à l’obsédant ” En douceur et profondeur ” un naturel désarmant. Sa hardiesse devenait une évidence pour Arno, et a comme libéré Adamo, dans leur duo… Rien n’était étonnant avec Arno, tant tout était spontanément vrai, sincère. Ou c’est cette vérité-même, spontanée, sincère, naturelle qui l’était. Qui peut dire l’amour d’une mère, et son amour à sa mère, en évoquant son “odeur au-dessous de ses bras“, sa lucidité, elle qui “sait quand je suis con et faible et quand je suis bourré comme une baleine“, “elle qui sait que mes pieds puent“, elle qui est “la reine du suppositoire“…
Et bien entendu, en vrai ostendais, il a repris… “Comme à Ostende“…
Comme partout.
A suivre
Bernard Chateau