Mais en Belgique, Victor Hugo fera une découverte de la manifestation du progrès : le chemin de fer. Et plus largement de l’industrialisation. On l’a vu évoquer Cockerill, et Seraing …

Et il en rend compte à Adèle dans une lettre datée d’Anvers. Nous sommes en fin d’après-midi, par une journée d’août.

Bruxelles-Anvers: Hugo réaliste, impressionniste et philosophe

Jean-Marc Hovasse, y voit l’expression de trois talents. D’abord, la vision impressionniste de la vitesse. Ensuite, le réaliste qui peint la bête humaine. Enfin le philosophe, qui disserte sur le beau et sur l’utile.

Je suis réconcilié avec les chemins de fer ; c’est décidément très beau. Le premier que j’avais vu n’était qu’un ignoble chemin de fabrique. J’ai fait hier la course d’Anvers à Bruxelles et le retour. Je partais à quatre heures dix minutes et j’étais revenu à huit heures un quart, ayant dans l’intervalle passé cinq quarts d’heure à Bruxelles et fait vingt-trois lieues de France.

neuhuys_depart_de_la_fleche chemin de fer
neuhuys_depart_de_la_fleche chemin de fer


C’est un mouvement magnifique et qu’il faut avoir senti pour s’en rendre compte. La rapidité est inouïe. Les fleurs du bord du chemin ne sont plus des fleurs, ce sont des taches ou plutôt des raies rouges ou blanches ; plus de points, tout devient raie ; les blés sont de grandes chevelures jaunes, les luzernes sont de longues tresses vertes ; les villes, les clochers et les arbres dansent et se mêlent follement à l’horizon ; de temps en temps, une ombre, une forme, un spectre debout paraît et disparaît comme l’éclair à côté de la portière ; c’est un garde du chemin qui, selon l’usage, porte militairement les armes au convoi. On se dit dans la voiture : C’est à trois lieues, nous y serons dans dix minutes.

Le soir, comme je revenais, la nuit tombait. J’étais dans la première voiture. Le remorqueur flamboyait devant moi avec un bruit terrible, et de grands rayons rouges, qui teignaient les arbres et les collines, tournaient avec les roues. Le convoi qui allait à Bruxelles a rencontré le nôtre. Rien d’effrayant comme ces deux rapidités qui se côtoyaient, et qui, pour les voyageurs, se multipliaient l’une par l’autre. On ne se distinguait pas d’un convoi à l’autre ; on ne voyait passer ni des wagons, ni des hommes, ni des femmes, on voyait passer des formes blanchâtres ou sombres dans un tourbillon. De ce tourbillon sortaient des cris, des rires, des huées. Il y avait de chaque côté soixante wagons, plus de mille personnes ainsi emportées, les unes au nord, les autres au midi, comme par l’ouragan.

Le Belge. Premiere locomotive pour trains de voyageurs construite en Belgique
Le Belge. Premiere locomotive pour trains de voyageurs construite en Belgique

Il faut beaucoup d’efforts pour ne pas se figurer que le cheval de fer est une bête véritable. On l’entend souffler au repos, se lamenter au départ, japper en route ; il sue, il tremble, il siffle, il hennit, il se ralentit, il s’emporte ; il jette tout le long de la route une fiente de charbons ardents et une urine d’eau bouillante ; d’énormes raquettes d’étincelles jaillissent à tout moment de ses roues ou de ses pieds, comme tu voudras, et son haleine s’en va sur vos têtes en beaux nuages de fumée blanche qui se déchirent aux arbres de la route.

On comprend qu’il ne faut pas moins que cette bête prodigieuse pour traîner ainsi mille ou quinze cents voyageurs, toute la population d’une ville, en faisant douze lieues à l’heure.

Après mon retour, il était nuit, notre remorqueur a passé près de moi dans l’ombre se rendant à son écurie, l’illusion était complète. On l’entendait gémir dans son tourbillon de flamme et de fumée comme un cheval harassé. Il est vrai qu’il ne faut pas voir le cheval de fer; si on le voit toute la poésie s’en va. A l’entendre, c’est un monstre, à le voir, ce n’est qu’une machine. Voilà la triste infirmité de notre temps ; l’utile tout sec, jamais le beau. Il y a quatre cents ans, si ceux qui ont inventé la poudre avaient inventé la vapeur, et ils en étaient bien capables, le cheval de fer eût été autrement façonné et autrement caparaçonné ; le cheval de fer eût été quelque chose de vivant comme un cheval et de terrible comme une statue. Quelle chimère magnifique nos pères eussent fait avec ce que nous appelons la chaudière ! Te figures-tu cela ? De cette chaudière ils eussent fait un ventre écaillé et monstrueux, une carapace énorme, de la cheminée une corne fumante ou un long cou portant une gueule pleine de braise ; ils eussent caché les roues sous d’immenses nageoires ou sous de grandes ailes tombantes ; les wagons eussent eu aussi cent formes fantastiques, et, le soir, on eût vu passer près des villes tantôt une colossale gargouille aux aîles déployées, tantôt un dragon vomissant le feu, tantôt un éléphant la trompe haute, haletant et rugissant, effarés, ardents, fumants, formidables, trainant après eux comme des proies cent autres monstres enchaînés, et traversant les plaines avec la vitesse, le bruit et la figure de la foudre. C’eût été grand.

C’est qu’en effet, il avait écrit déjà vu ces machines infernales. Le 19 août 1837 il écrivait de Lier à sa femme :

A Malines le chemin de fer passe. Je suis allé le voir. Il y avait là dans la foule un pauvre cocher de coucou picard ou normand lequel regardait piteusement les wagons courir traînés par la machine qui fume et qui geint. — Cela va plus vite que vos chevaux, lui dis-je. – Beau miracle, m’a répondu cet homme : c’est poussé par une foudre. – Le mot m’a paru pittoresque et beau. Outre les wagons, ils ont ici une espèce de voiture singulière. C’est une brouette avec un chien devant et une femme derrière. Le chien tire, la femme pousse.

La ligne Bruxelles-Malines avait été ouverte quelques mois plus tôt ; le 5 mai 1835. Mais Hugo est conscient du défi en termes d’infrastructure. Et que ces constructions de feu et d’acier se paient aussi de sang.

Anvers-Liège-Verviers: les travaux d’Hercule

Le chemin de fer qui traverse toute la Belgique d’Anvers à Liège et qui veut aller jusqu’à Verviers va trouer ces collines et couper ces vallées. Ce chemin, colossale entreprise, percera la montagne douze ou quinze fois. À chaque pas on rencontre des terrassements, des remblais, des ébauches de ponts et de viaducs ; ou bien on voit au bas d’une immense paroi de la roche vive une petite fourmilière noire occupée à creuser un petit trou. Ces fourmis font une œuvre de géants. Par instants, dans les endroits où ces trous sont déjà larges et profonds, une haleine épaisse et un bruit rauque en sortent tout à coup. On dirait que la montagne violée crie par cette bouche ouverte. C’est la mine qui joue dans la galerie. Puis la diligence s’arrête brusquement, les ouvriers qui piochaient sur un terrassement voisin s’enfuient dans toutes les directions, un tonnerre éclate, répété par l’écho grossissant de la colline, des quartiers de roche jaillissent d’un coin du paysage et vont éclabousser la plaine de toutes parts. C’est la mine qui joue à ciel ouvert. Pendant cette station, les voyageurs se racontent qu’hier un homme a été tué et un arbre coupé en deux par un de ces blocs, qui pesait vingt mille, et qu’avant-hier une femme d’ouvrier qui portait le café (non la soupe) à son mari a été foudroyée de la même façon. – Cela aussi dérange un peu l’idylle.

A suivre

Bernard Chateau



Accueil » Victor Hugo et la Belgique (20). Cinquième partie: Hugo découvre le cheval-vapeur