Charleroi

Dans cet inventaire des relations des villes belges avec Victor Hugo, Charleroi a une place à part. Parce qu’il n’y a pas de trace de souvenirs remarquables d’un éventuel passage. Parce qu’il y est associé pourtant, mais par rapport à un texte… qu’il n’a jamais écrit…

Le dernier jour d’un condamné

De quoi parlons-nous?

Commençons par une mise en perspective. Dans l’ensemble des combats humanistes de Victor Hugo, on sait que sa lutte pour l’abolition de la peine de mort occupe une place importante. C’est à 27 ans seulement qu’il écrit Le dernier jour d’un condamné, où il se met dans la peau et dans la tête d’un condamné à mort et interpelle le lecteur à la première personne :

« Condamné à mort ! Voilà cinq semaines que j’habite avec cette pensée »…

Les condamnés à mort de Charleroi

Nous sommes plus de 30 ans plus tard, en janvier 1862. Victor Hugo aura 60 ans le mois suivant. Plusieurs journaux publient une longue lettre – signée Victor Hugo, une lettre étonnante et qui interpelle, et dont voici le début :

Hauteville-House, 21 janvier 1862.

Monsieur,

Je vis dans la solitude, et, depuis deux mois particulièrement, le travail, — un travail pressant, — m’absorbe à ce point que je ne sais plus rien de ce qui se passe au dehors.

Aujourd’hui, un ami m’apporte plusieurs journaux contenant de fort beaux vers où est demandée la grâce de neuf condamnés à mort. Au bas de ces vers, je lis ma signature.

Ces vers ne sont pas de moi.

Quel que soit l’auteur de ces vers, je le remercie.

Quand il s’agit de sauver des têtes, je trouve bon qu’on use de mon nom, et même qu’on en abuse.

J’ajoute que, pour une telle cause, il me paraît presque impossible d’en abuser. C’est ici, à coup sûr, que la fin justifie les moyens.

C’est ici, à coup sûr, que la fin justifie les moyens.

Que l’auteur pourtant me permette de lui reporter l’honneur de ces vers, qui, je le répète, me semblent fort beaux.

Et au premier remercîment que je lui adresse, j’en joins un second ; c’est de m’avoir fait connaître cette lamentable affaire de Charleroi.

(…)

Et Victor Hugo de poursuivre, en faisant de cette longue lettre, un nouveau plaidoyer en faveur de l’abolition de la peine de mort.

La bande noire de Charleroi

Reportons-nous au milieu du XIXe siècle. Nous sommes dans les années ’50. Une bande de voleurs sévit dans la région de Charleroi, mais aussi autour de Namur, Dinant, Nivelles. Ils volent et pillent. Ils n’hésitent pas à tuer à l’occasion. La Bande noire de Charleroi, c’est ainsi qu’on l’appellera, sévira pendant plus de cinq ans, jusqu’à son arrestation, le 26 avril 1861 ; elle n’aura pas moins de cinquante-cinq vols à son actif. Et quelques meurtres.

La Cour d’Assise de Mons sera sans indulgence : elle prononce neuf condamnations à mort.

Et c’est en janvier 1962 que le Journal de Mons et le Journal de Bruges publient un long poème, signé Victor Hugo, appuyant une demande en grâce, et qui se termine ainsi :

Signez Sire ; Arrachez au glaive de la loi
Neuf coupables qui n’ont d’espoir que dans le Roi.
Dieu lui-même vous tend la plume ; signez, Sire,
Celui dont la prudence austère a cimenté
L’alliance du trône et de la liberté,
Dont les fils de nos fils chériront la mémoire,
Qui comprit, mérita la véritable gloire,
Ne se crut vraiment grand qu’en brisant de sa main
L’échafaus rouge encore de flots de sang humain.

Sept têtes seront épargnées. Mais on procéda à deux exécutions, le 29 mars 1862: Leclercq et Boucher arrivèrent, par la rue de la Montagne, sur la Place de la Ville Haute de Charleroi. Devant plus de 20 000 personnes, la tête de Leclercq tomba, suivie de celle de Boucher, qui s’adressa à la foule, la tête dans la lunette de la guillotine : « Au revoir, mes Amis ! ».

On l’a compris, cette lettre au Roi des Belges était rien moins qu’un faux, qui ne devait rien à Victor Hugo. Et l’auteur de la lettre se dénonça, encouragé peut-être par le quitus reçu d’Hugo lui-même.

Un certain Adolphe Mathieu, montois à l’esprit libre

Adolphe Mathieu source académie royale

Il s’agit d’Adolphe Mathieu, un montois. Polémiste par nature et bibliothécaire par métier, son esprit libre et républicain lui valut d’être exclu successivement de l’Université de Louvain et de la Bibliothèque de Mons, où ses pamphlets contre le parti catholique, qui dirige la ville, lui valent d’être chassé. Il entrera à la Bibliothèque royale de Belgique. Mais qui sait encore de qui il s’agit vraiment et l’associe-t-on à cette prouesse ? Il est l’auteur d’une biographie montoise, qui commence par cet envoi: “Honorer les gloires du passé, c’est semer pour l’avenir, c’est dire aux générations nouvelles: Allez, et faites de même! “ Certes, une rue est lui dédiée selon l’arrêté royal du 13.01.1905 à Ixelles, où il mourut et où on retient qu’il fut homme de lettres et conseiller communal, tandis qu’à Mons, où il naquit, une plaque a été érigée sur la maison natale en 1898, rue de la Grande Triperie. Mais cet homme-là vaut bien qu’on lui consacre ici bientôt une monographie.

Victor Hugo, pour revenir à lui, en Belgique, marquera sa sympathie vis-à-vis des meetings contre la peine de mort, de Mons et de Liège. C’est de Belgique encore qu’il s’adresse aux concitoyens des Etats-Unis d’Europe, en 1869, « car la république européenne est fondée en droit ».

En somme, pour Victor Hugo, cette histoire sonne comme l’expression d’un humaniste et d’un universaliste obstiné, qui s’ancra en bord de Sambre, dans la bonne ville de Charleroi, à “l’insu de son plein gré”, en quelque sorte.

Charleroi et les écrivains

Mais ce n’est pas à dire pour autant que Charleroi restera étrangère aux écrivains.

Entre les écrivains patoisants; les écrivains natifs du lieu; les écrivains qui se sont inspirés des faits historiques qui marquèrent la ville depuis sa fondation en 1666, alors ville d’Espagne qui tombera dans les mains de Louis XIV, lequel chargera Vauban de renforcer ses fortifications; et ceux qui se sont inspirés de son ambiance particulière, il y a de quoi faire.

Ainsi, quelques années après l’épisode que l’histoire retient comme étant celui des “condamnés à mort de Charleroi“, la ville vit un jeune homme, écrivain devenu mythe, s’y installer quelques jours et cette histoire est un roman. Ce qu’on présente comme une étape, sur les chemins hasardeux d’une fugue, aurait-il pu se transformer en un établissement durable? On peut se poser la question, au vu des faits. Mais de qui s’agit-il?

Arthur Rimbaud

Rien moins que d’Arthur Rimbaud.

Arthur Rimbaud carolo? L’affaire est assez énorme pour qu’on fasse ici une infidélité à Victor.

“On n’est pas sérieux quand on a 17 ans… ”

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écrit-il. Mais c’est à 16 ans qu’Arthur Rimbaud fugue pour la première fois, pour fuir une mère acariâtre, et Charleville, où il naquit le 20 octobre 1854. Nous sommes le 29 août 1870, et il imite ainsi son père, le Capitaine Rimbaud, qui avait fui le foyer conjugal alors qu’Arthur n’avait que six ans.

Direction Douai. En passant par Charleroi, déjà, et Paris. Avec la complicité de son professeur de lettres Georges Izambard, originaire de Douai mais professeur au collège de Charleville, qui ne tarde pas à l’y distinguer. Mais pouvait-il faire autrement que de lui apporter son aide? Il avait reçu une lettre pas banale, début septembre:

« Cher Monsieur, ce que vous me conseilliez de ne pas faire, je l’ai fait : je suis allé à Paris, quittant la maison maternelle ! Arrêté en descendant de wagon pour n’avoir pas un sou et devoir treize francs de chemin de fer, je fus conduit à la préfecture, et, aujourd’hui, j’attends mon jugement à Mazas ! » 

Ce qui devait arriver, arriva: il l’installa chez lui. Mais sa mère somma Arthur de rentrer. Par deux lettres. Arthur s’exécute. Izambard est avec lui, et il raconte:

« Très au vinaigre, à son habitude, la maman de Rimbaud flanqua comme de juste une pile monstre à son petit prodige de fils et m’admonesta pour mon compte en termes si âpres que j’en restai d’abord tout ébervigé, et bientôt m’enfuis sous l’averse. » 

Son retour, fin septembre, le 26 ou le 27, ne sera que de très courte durée. Une dizaine de jours plus tard, il repart. Direction la Belgique. Et Charleroi.

Rimbaud ne sera pas journaliste au Journal de Charleroi

Il faut bien voir que l’époque voit en Belgique un nombre impressionnant de français en exil, journalistes, écrivains, intellectuels en raison de la situation en France. Louis-Xavier Busquin des Essarts est de ceux-là. Exilé depuis une vingtaine d’années, il dirige le Journal de Charleroi. Et son fils Jules – de 5 ans plus âgé qu’Arthur – et Arthur se sont liés d’amitié au Collège de Charleville et ont correspondu. Alors, quand Arthur arrive à pied à Charleroi, il a une idée derrière la tête et de fait, Busquin des Essarts ne peut faire sans recevoir le jeune homme, lequel fait valoir son expérience de collaborateur occasionnel au Journal de Douai et puis au Libéral du Nord. Vous l’aurez compris: il s’agit de quelques rares piges, effectuée pendant sa première cavale, qui ne dura pas un mois…

Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;
Oh ! là ! là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !

 écrira-t-il dans Ma Bohême, publié dans ses Cahiers de Douai.

La première rencontre est infructueuse, et Busquin des Essarts le renvoie au lendemain. Il y a longtemps déjà qu’Arthur ne doute de rien si bien que quand il revient le lendemain, rue du Collège, dans les Bureaux du Journal, il finit par se se retrouver à souper à la table familiale de Busquin des Essarts. Mais l’impétuosité du jeune Arthur va le desservir: sa distribution généreuse de noms d’oiseaux à la classe politique met fin aux agapes, et à l’avenir de journaliste de Rimbaud au Journal de Charleroi.

Au Cabaret Vert et autres écrits

Mais il aura traîné un peu dans les rues de la Ville et aura laissé quelques traces estimables, avant qu’il ne poursuive sa route une fois encore vers Douai. Quelques lettres. Et un célèbre poème.

Et d’abord, il y a ce premier contact avec la région:

Ce furent des pays noirs, avec des perches,

Des colonnades sous la nuit bleue, des gares.

Et très vite, cette soirée du 8 octobre 1870, où il n’a rien à faire qu’à attendre le lendemain, pour retrouver Busquin des Essarts:

« J’ai soupé en humant l’odeur des soupiraux d’où s’exhalaient les fumets des viandes et des volailles rôties des bonnes cuisines bourgeoises de Charleroi puis en allant grignoter au clair de lune une tablette de chocolat fumacien… »

Et puis, il y a son fameux “Au Cabaret-Vert

Au Cabaret-Vert

cinq heures du soir

Depuis huit jours, j’avais déchiré mes bottines

Aux cailloux des chemins. J’entrais à Charleroi.

– Au Cabaret-Vert: je demandai des tartines

Du beurre et du jambon qui fut à moitié froid.

.

Bienheureux, j’allongeai les jambes sous la table

Verte: je contemplai les sujets très naïfs

De la tapisserie. — Et ce fut adorable,

Quand la fille aux tétons énormes, aux yeux vifs,

.

– Celle-là, ce n’est pas un baiser qui l’épeure!

Rieuse, m’apporta des tartines de beurre.

Du jambon tiède dans un plat colorié.

.

Du jambon rose et blanc parfumé d’une gousse

d’ail, — et m’emplit la chope immense, avec sa mousse

Que dorait un rayon de soleil arriéré.

La maison verte, au coin de la Place de la Gare, devenue Place Emile Buisset et de la Rue de la Station. Avec l'aimable autorisation de François DIerick
La maison verte, au coin de la Place de la Gare, devenue Place Emile Buisset et de la Rue de la Station. Avec l’aimable autorisation de François DIerick

Robert Goffin identifiera le “Cabaret Vert”, bien des années plus tard, à une ancienne auberge de rouliers qui s’appelait en réalité « A la maison verte  ». Il recueillera le témoignage d’un vieil épicier, né vers 1850,  qui se rappelait que tout y était peint en vert, meubles et façade. Selon ce témoin, les paysans qui se rendaient au marché de la place verte toute proche, venaient s’y restaurer. De fait, la maison verte était un café-restaurant, situé  au  n°6 de la rue de la station, à  deux pas  de la gare.

Publicité de la Maison Verte
Publicité de la Maison Verte

Une publicité de l’époque fait état d’un café-restaurant tenu par Monsieur Collin. On y déjeune, on y dîne, on y soupe, on y trouve boeuf, bouillons et légumes. La maison est située à côté de l’Hôtel de l’Espérance, rue de la Station.

La façade a définitivement disparu en 2013.

A droite de l'Hôtel de 'Espérance, au coin de la place de la Gare et de la rue de la Station, au n°6, on voit l'enseigne de la Maison Verte. Avec l'aimable autorisation de François Dierick
A droite de l’Hôtel de ‘Espérance, au coin de la place de la Gare et de la rue de la Station, au n°6, on voit l’enseigne de la Maison Verte. Avec l’aimable autorisation de François Dierick

Et ce buffet qu’il évoque, est-il celui qu’il a vu, dans la salle à manger familiale des Busquin des Essarts?

 Le Buffet

C’est un large buffet sculpté; le chêne sombre,

Très vieux, a pris cet air si bon des vieilles gens;

Le buffet est ouvert, et verse dans son ombre

Comme un flot de vin vieux, des parfums engageants;

.

O buffet du vieux temps, tu sais bien des histoires,

Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis

Quand s’ouvrent lentement tes grandes portes noires. 

Et la Maline était-elle là? Ou au Cabaret Vert?

La Maline

Dans la salle à manger brune, que parfumait Une

odeur de vernis et de fruits, à mon aise

Je ramassais un plat de je ne sais quel mets

Belge, et je m’épatais dans mon immense chaise.

.

En mangeant, j’écoutais l’horloge, – heureux et coi –

La cuisine s’ouvrit avec une bouffée,

– Et la servante vint, je ne sais pas pourquoi,

Fichu moitié défait, malinement coiffée. 

Car tout cela, et bien d’autres textes, sont datés d’octobre 1870, et à Charleroi.

Toujours est-il que ce Cabaret Vert l’a marqué, Arthur. Car il y revient dans un poème, “Comédie” de la Soif”, daté de mai 1872, et publié dans Derniers vers:

Et si je redeviens

Le voyageur ancien,

Jamais l’auberge verte

Ne peut bien m’être ouverte.

Il reviendra en juillet 1872 à Charleroi, avec Paul Verlaine.

Pour se souvenir de la présence de cet hôte illustre et passager, un quai de la Sambre s’appelle désormais Quai Arthur Rimbaud et en face, un autre Quai Paul Verlaine. L’un ne va pas sans l’autre. Seraient-ils plus heureux de cette proximité au grand air que d’une entrée commune dans l’éternité du Panthéon? Presqu’au moment de conclure, c’est Verlaine qui nous renvoie à Victor Hugo, raillant l’entrée de Victor Hugo, dans le grand tombeau. Pour lui, « l‘auteur exquis de si jolies choses » a été « fourré dans une cave où il n’y a pas de vin » et « où on rit de tant de sottise solennelle« . (Mémoire d’un veuf, Panthéonades, Paul Verlaine)…

On lit aussi que Rimbaud a donné son nom à la bibliothèque communale. Ou qu’on l’a pris.

Manière d’hommage, la rue Léopold, dans le bas de la ville, où se trouvaient, jusqu’à la nouvelle organisation urbanistique de la ville basse, un “cabaret vert” en hommage au poème et au lieu ancien qu’il imitait, et les Bureaux du Centre de Production de la RTBF de Charleroi, face aux studios du Passage de la Bourse, a été rebaptisée rue de… “Charleville” par décision de la Ville, le 30 mai 2016. Rimbaud est-il entré, déterminé et résolu, dans Charleroi par cette rue, après la Chaussée de Philippeville, un périple pédestre qui aurait bien fait 90 kilomètres, avant d’arriver rue du Collège, au n°6, où se trouvaient les Bureaux du Journal de Charleroi. Pas sûr en tout cas qu’il aurait apprécié qu’on assure ainsi une postérité à ses deux mauvais souvenirs: une histoire carolomacérienne qu’il fuit et une ambition carolorégienne qui s’est trouvée déçue…

A suivre,

Bernard Chateau

Pour les amoureux de Charleroi, un site à… découvrir: Charleroi Découvertes.


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