Mais au moment de conclure cette série, comment ne pas évoquer le regard de Victor Hugo sur la Belgique, le devenir qu’il lui voyait, et l’avenir qu’il voyait pour le monde.
Victor Hugo et une Belgique française…
Tout est dit de son regard sur la Belgique dans cette note, apparemment anodique, qu’il couche après avoir traversé Namur et que nous avons déjà évoquée:
Voici trois noms pris à peu près au hasard sur les devantures de boutiques à Namur; tous trois ont une signification. – L’épouse Debarsy, négociante. – On sent, en lisant ceci, qu’ on est dans un pays français hier, étranger aujourd’hui, français demain, où la langue s’altère et se dénature insensiblement, s’écroule par les bords et prend, sous des expressions françaises, de gauches tournures allemandes.
Et lorsqu’il écrit : « La Belgique libre est une France« , qu’entend-il au juste?
Vous souvenez-vous de son évocation de Mons, et de ses remparts? Il conclut par cette phrase qui en dit long sur l’élan qui pourrait emporter la France jusque dans des terres devenues belges: « Ce sont les Anglais qui ont mis cette chemise à la ville pour le jour où nous aurions le caprice de nous en vêtir. « . L’attribution erronée de ces fortifications, et dont l’origine remonte au XIII°, ne change rien constat : il y a là plus qu’une nostalgie du « département de Jemmapes« , appellation qui valut pendant l’annexion française, de mars 1793 à septembre 1814 et comme une envie d’avoir envie…
Et comment lire son discours, à Anvers, le 1° août 1852, au moment de quitter la Belgique pour l’Angleterre, et ensuite Jersey, au moment où il s’adresse aux belges, venus lui dire son affection:
Mais, belges, si, un jour, le front dans la lumière, agitant au vent joyeux des révolutions un drapeau d’une seule couleur sur lequel vous lirez: Fraternité des Peuples. Etats-Unis d’Europe, – grande, libre, fière, tendre, sereine, des épis et des lauriers dans les mains, la France, la vraie France vient à vous, oh! levez-vous encore cette fois, belges, mais pour remplacer le bâton ferré par le rameau fleuri! levez-vous, on est dans un pays français hier, étranger aujourd’hui, français demain, et pour lui dire: Salut!
La réponse est sans ambiguïté, dans l’échange entre Charles et Victor, rapporté par Adèle Hugo dans son journal, à la date du 25 octobre 1854. Un échange où la posture de Victor est dictée par l’idée de frontière naturelle, mais qui fait peu de cas d’une Belgique indépendante ?
Charles – Il est possible que Bonaparte envahisse la Belgique et mette une armée sur le Rhin
Mon père – Quoique je n’approuve rien de ce que peut faire ce drôle, pourtant, je trouverais bon que la Belgique soit envahie par la France, conquise par elle, et gardée comme faisant partie de la France
Charles – Mais les Belges ont leur nationalité et leur droit de patriotes ; s’ils veulent rester Belges et non devenir français, il sont dans leur droit.
Mon père – Non. Il ne doivent pas se refuser à l’agrandissement de la France, qui porte en elle l’idée, la civilisation, le progrès. Ils ne doivent pas se refuser à la nature, qui a assigné la Belgique dans les limites naturelles de la France. La Belgique est à proprement dire un département français comme l’Alsace, comme la Franche-Comté ; elle n’a pas plus de droit de se refuser à faire partie de la France que la Franche-Comté ou que l’alsace ».
De fait, les intentions de Napoléon III sont claires et elles pourraient bien être le seul point sur lequel Victor Hugo l’ait approuvé. Alors que la Belgique est toute jeune encore et fragile, il affirmera en effet sans hésiter: « Ce pays est une poire mûre et juteuse qui nous tombera un jour dans la bouche ». Tout Empereur qu’il était, sa prédiction ne s’est pas réalisée.
L’occasion, au passage, de se souvenir que ce sentiment a pu être partagé ici, de manière sans doute minoritaire, mais néanmoins certain. Souvenez-vous de l’inauguration du Monument français, sur le champ de Bataille de Waterloo, à Lasne…
Victor Hugo, les Etats-Unis d’Europe et les Etats-Unis du Monde
Par ailleurs, Victor Hugo s’est illustré par une vision audacieuse des Etats-Unis d’Europe, précédant les Etats-Unis du Monde.
Il entre dans la quarantaine quand il conclut ainsi sa préface des Brugraves:
Un jour, espérons-le, le globe entier sera civilisé, tous les points de la demeure seront éclairés, et alors sera accompli le magnifique rêve de l’intelligence: avoir pour patrie le monde et pour nation l’humanité.
De Congrès de la Paix en Congrès de la Paix c’est la même conviction qui s’exprime. Au Congrès de Paris, dont il est le Président, dans son discours d’ouverture du 21 août 1849:
… Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par le suffrage universel des peuples, par le vénérable arbitrage d’un grand sénat souverain qui sera à l’Europe ce que le parlement est à l’Angleterre, ce que la diète est à l’Allemagne, ce que l’Assemblée législative est à la France! …
… Un jour viendra où l’on verra ces deux groupes immenses, fondant les Etats-Unis d’Europe, et les Etats-Unis d’Amérique, placés en face l’un de l’autre, se tendant la main par-dessus les mers…
Au Président du Congrès de la Paix à Londres, le 18 juillet 1851, il écrit:
… La République, qui, en fondant les Etats-Unis d’Europe, crééra la fédération universelle, et par conséquent la paix universelle…
Au Congrès de la Paix de Lausanne, le 4 septembre 1869, il arangue les
Concitoyens des Etats-Unis d’Europe et de la République Universelle!
Et on se souvient qu’il planta le chêne des Etats-Unis d’Europe dans le jardin de Hautevillehouse, le 14 juillet 1870.
Mais pour en revenir d’un mot à son « histoire belge », on citera cette lettre envoyée de Luxembourg le 5 juin 1871 à un ami belge qui exprime ses espoirs encore et toujours dans les Etats-Unis d’Europe et la République Universelle:
merci, cher et vaillant ami,
je vous envoie pour « Les Nouvelles ma lettre aux Cinq de la Belgique. Elle est publiée ici dans l’Avenir, journal honnête, qui n’est encore que libéral et qui deviendra, par la force des choses, républicain. Tout ce que vous me dites de Bruxelles me touche, et mon cœur est avec vous. Merci, éloquent et cher penseur. il n’y a ni belges ni français; il y a les Etats-Unis d’Europe. il y a la République universelle. vivons dans cette pensée, et défendons la liberté.
à bientôt. votre ami Victor Hugo
je serai à Vianden vendredi 9 juin.
On aura compris qu’on est quelques jours après son ordre d’expulsion signé par le Roi Léopold II et qu’il y évoque les seuls cinq députés qui avaient pris sa défense à la Chambre: Defuisseaux, Couvreur, Demeur, Guillery et Jottrand.

Victor Hugo, une parole solidaire
Dans son intervention à l’Assemblée Nationale contre le projet de revision de la Constitution de Louis-Napoléon Bonaparte, le 17 juillet 1851, il utilise – sous les quolibets des députés de droite – l’expression Etats-Unis d’Europe, avant d’exposer toute sa préoccupation sociale et en quelques mots exprime son souci social et solidaire:
…Le peuple français a taillé dans un granit indestructible et posé au milieu même du vieux continent monarchique la première assise de cet immense édifice de l’avenir, qui s’appellera un jour les Etats-Unis d’Europe….
... L’assistance, le salaire, le crédit, l’impôt, le sort des classes laborieuses … – eh! mon Dieu! ce sont là des questions toujours ajournées! Souffrez qu’on vous en parle de temps en temps! II s’agit du peuple, messieurs! Je continue. — Les souffrances des faibles, du pauvre, de la femme, de l’enfant, l’éducation, la pénalité, la production, la consommation, la circulation, le travail, qui contient le pain de tous, le suffrage universel, qui contient le droit de tous, la solidarité entre hommes et entre peuples, l’aide aux nationalités opprimées, la fraternité française produisant par son rayonnement la fraternité européenne; voilà les questions vraies…
Trois jours avant sa mort, le 22 mai 1885, il écrit cette dernière pensée : « Aimer, c’est agir », et ses derniers mots sont : « C’est ici le combat du jour et de la nuit… Je vois de la lumière noire ».
Le jour de son transfert vers le Panthéon, le cortège s’étire sur plusieurs kilomètres, avec près de deux millions de personnes et 2 000 délégations venues lui rendre un dernier hommage.
On comprend pourquoi.

Bernard Chateau,